- Voilà ! ai-je dit, aussi professionnelle que possible. Et... désolée pour le spectacle.
Je n'ai pas pu m'empêcher de penser à Angela. Je l'entends déjà me traiter d'« hypocrite ».
Désolée, ma vieille ! Mais, en amour comme en guerre, tous les coups sont permis !
Effaçant cette pensée, je me suis concentrée sur mon client.
- Sept euros quatre-vingt-cinq, s'il vous plaît !
Il a souri (encore ?!) en me tendant un billet de dix euros. Et c'est au moment de lui rendre la monnaie que les choses ont pris une tournure étrange. Il a tendu sa main libre vers moi et, de ses longs doigts fins, a retiré quelque chose de mes cheveux, comme si c'était la chose la plus naturelle du monde.
« Mince alors ! me suis-je dit, raide comme un piquet, en voyant le grain de sucre. Je pensais les avoir tous enlevés ! »
- Pardon, Gabie, mais... vous aviez ça dans les cheveux.
Je rêve ou il vient vraiment de m'appeler par mon prénom !
Et comme si c'était la plus grande découverte, il a fièrement brandi le cristal de sucre devant mon nez, avant de le porter à sa bouche.
- Hum ! Délicieux ! a-t-il dit, avec un large sourire.
Mon dieu ! Il a complètement pété un câble ou quoi ? Il carbure à quoi ce matin ?
Sous le choc, j'ai réalisé que j'avais oublié de respirer. J'ai dû remplir discrètement mes poumons avant de réussir à balbutier un :
- Euh... Merci !
Quelle cruche !
Sérieusement, quelle réponse donne-t-on dans une situation aussi bizarre ? Je vous mets au défi de faire mieux !
- De rien, a-t-il rétorqué d'une voix suave. Très bonne journée, Gabie.
Face à tant de familiarité, j'ai de nouveau pensé :
Plus de doute, ce type a un pied dans la tombe ! C'est la deuxième fois qu'il m'appelle par mon prénom, non ?
- À... À vous aussi, ai-je balbutié misérablement.
Puis il a tourné les talons, s'en est allé avec son paquet de chouquettes et sa baguette, me laissant là, perplexe et de plus en plus méfiante.
En enfilant une tenue confortable pour traîner à la maison, je me suis demandé comment interpréter ce qui s'est passé ce matin. C'était sans doute rien, mais je me pose des questions. Et si ce monsieur-je-me-crois-plus-fort-que-tout-le-monde s'intéressait vraiment à moi ? Ce serait une vraie catastrophe ! Comment vais-je pouvoir le regarder dans les yeux tous les jours en sachant qu'il pourrait bien avoir des sentiments pour moi ? Déjà qu'en temps normal, je n'y arrive pas alors que je le déteste de tout mon cœur. (Enfin... je crois !)
- Ça ne peut pas durer, je m'écrie soudain, j'ai besoin d'une professionnelle !
Résolue, je dévale l'escalier jusqu'au rez-de-chaussée, attrape mon téléphone et envoie un message à Angela pour l'inviter, elle et Elena, à venir dîner ce soir. Il est temps de convoquer une réunion d'urgence.
Angela répond un quart d'heure plus tard. Le temps pour elle de consulter sa chérie et de s'assurer qu'elles n'ont rien de prévu. Heureusement, elles sont libres ce soir. Le rendez-vous est fixé pour 19 h 30. J'ai hâte de discuter de tout ça avec ma meilleure amie. Et avec Elena aussi. Elle a suivi toute cette histoire depuis l'arrivée de monsieur-je-me-crois-plus-fort-que-tout-le-monde dans ma vie jusqu'à aujourd'hui, et elle aura certainement un avis tranché sur la question. Si Angela est directe, Elena l'est encore plus.
Elena a un travail passionnant. Elle est pompier professionnel à Clisson-sur-Herbe, à une vingtaine de kilomètres de notre petite ville. C'est aussi là qu'Angela a son cabinet médical. Et là où les deux vivent. C'est aussi la ville où habite et travaille mon ex-mari. Il tient toujours l'agence immobilière que nous avions fondée ensemble : Élite Confiance. Quand je pense que c'est lui qui avait choisi ce nom, ça me fait sourire. La notion de « confiance » a dû lui échapper quand il m'a trompée avec une de nos stagiaires, une gamine siliconée de douze ans sa cadette.
Travailler dans un milieu où la plupart des collègues sont des hommes exige de savoir s'imposer, parfois en haussant le ton. Et Elena, la compagne de ma meilleure amie, ne manque ni de coffre ni d'arguments.
Angela et Elena se sont rencontrées sur les lieux d'un accident de voiture. Celui d'Angela, qui avait percuté un poteau téléphonique. Par chance, et croyez-moi ça aurait pu être pire, Angela s'en est sortie avec quelques côtes cassées et une grosse entaille au front nécessitant plusieurs points de suture. Elle aurait pu y rester ce jour-là, vu l'état de la voiture. Un vrai miracle !
Elena s'était occupée d'elle sur place lors de l'intervention, puis était venue lui rendre visite à l'hôpital le lendemain. Elles ont discuté longuement et, de fil en aiguille, ont échangé leurs numéros. Depuis, elles ne se quittent plus.
Leurs personnalités se complètent parfaitement. C'est ce qui fait que j'apprécie tant la compagne de ma meilleure amie. Physiquement, elles n'ont rien en commun : Angela est blonde, féminine, avec des yeux verts, un mètre soixante-deux pour cinquante-trois kilos. Elena, elle, est plus athlétique, brune, avec des yeux bleus et un mètre soixante-seize. Elles forment vraiment un beau couple.
Comme les enfants ne rentrent pas de l'école avant 17 h 30 pour Samuel et 18 h pour Mia, et qu'il est à peine 16 h, je décide de faire un saut au supermarché pour préparer le dîner. Au programme : tagliatelles à la carbonara avec des champignons de Paris, une salade verte et un tiramisu aux framboises. Miam, ça va être un festin !
J'attrape ma veste en jean et mon sac qui pend à la patère près de l'entrée. Ensuite, je prends mes clés de voiture soigneusement rangées dans la petite boîte à clés fixée au mur du vestibule. Je sors de la maison, le cœur léger, impatiente de raconter à Angela ce qui m'est arrivé ce matin à la boulangerie.
Cet épisode m'a vraiment chamboulée, je me sens encore mal à l'aise rien qu'en y repensant. Si ce gars-là tente de me séduire d'une manière ou d'une autre dans les prochains jours, je ne sais pas comment je vais réagir. Il est crucial que je m'assure que mon détecteur de "mecs intéressés" fonctionne à plein régime, histoire de pouvoir esquiver ses avances. Je n'ai aucune envie de dire ou faire quelque chose de stupide le jour où il montrera son intérêt (si jamais il le fait !). Imaginez que je me mette à agir comme une cinglée sous le coup de l'émotion ! Cela mettrait Gégé dans une situation embarrassante, et je me sentirais affreusement gênée.
Depuis plus d'un mois maintenant, monsieur "je-suis-trop-fort" est un client régulier. Je vais être obligée de le croiser souvent à la boutique. Il n'y a qu'une autre boulangerie en ville, et elle est à l'autre bout de Vouvan-les-forêts. J'ai cru comprendre qu'il choisit notre boutique pour des raisons pratiques. "Au bon pain de Gégé" est sur son chemin quand il va au collège, et c'est aussi la boulangerie la plus proche de chez lui. Donc je ne le vois pas faire un détour de plusieurs kilomètres juste pour acheter une baguette et quelques chouquettes.
Primo, je vais devoir rester sur mes gardes. Ne pas froisser monsieur Chroos quand je le repousserai. Secundo, il faudra que je le rembarre discrètement pour que personne d'autre que lui et moi ne comprenne ce qui se passe. De cette façon, il ne perdra pas la face devant témoin et n'aura aucune excuse pour ne pas revenir à la boutique. Gégé sera content. Mon patron apprécie beaucoup le Prof. Pourquoi, je ne saurais le dire, mais je suppose que c'est parce qu'il commence à perdre un peu la tête avec l'âge.
- Mais bien sûr ! Je m'exclame soudain, félicitant mon génie intérieur. Et si je portais une bague pour faire croire que je suis mariée ?
Oui, c'est ça, je n'ai qu'à faire ça ! Je n'aurai qu'à dire à Maxwell Chroos que je suis heureuse en mariage et que, étant une femme des plus fidèles, je ne peux pas sortir avec lui. Il ne pourra que respecter ma loyauté envers mon mari, et tout rentrera dans l'ordre. Super ! Mais... Et s'il me demande pourquoi il ne m'a jamais vue avec cette bague avant ?