Les sacs pleins et lourds, ils clôturent enfin leur escapade chez le boucher. C'est un sexagénaire barbu et charmant, si l'on considère que sa petite taille, sa silhouette difforme et ratatinée sur elle-même, sa mine un peu jaune et ses yeux comme injecté du sang de tous ces animaux qu'il a pris le soins d'égorger durant toutes ces années font partie de ce charme spécial.
- Il me fait toujours autant frissonner ce monsieur Charles, avoue Gabriel.
- Mais arrête, il est très sympathique. C'est grâce à lui que nous pouvons avoir de la chèvre fraiche au dîner, rétorque Elizabeth.
- Il ne propose pas de chèvre, Elize, intervient Chloé.
- J'en ai pourtant mangé hier avec des amis...
- Ne me dit pas que tu continue à fréquenter ces personnages malsains !, s'énerve soudainement Gab'.
- Mais il est où ton problème à toi ? Je traîne avec qui je veux. Vas plutôt te cacher dernière tes gros bouquins et fou moi la paix !, rajoute t-elle avant de s'éloigner.
Gabriel veut la rattraper, peut-être pour lui présenter des excuses, mais il est arrêté par Chloé, et ne proteste pas devant ce geste qu'il jugerait habituellement autoritaire et insupportable.
- Alors, tu comptes toujours parler à ton ami de la fête foraine pour que nous puissions y entrer, n'est-ce pas ?, dit Gabriel, brisant ainsi le silence.
- Mais bien-sûr. C'est quoi cette question ?, répond Chloé.
Soudain Gabriel s'arrête et Chloé fait de même. Il se met alors à parler, un peu gêné par ailleurs.
- C'est juste qu'il arrive parfois que je te sente tellement distante. Surtout depuis hier, au dîner. Ainsi, je...
A ce moment, Chloé se précipite et, sur la pointe des pieds, donne un baiser sur la joue de Gabriel qui vire tout de suite après au rouge vif.
- Tu vois que je ne le suis pas... Alors avance, Ma mère va encore te mettre tout sur le dos, conclut-elle en riant brièvement.
***
La lune finit très vite par éclipser le soleil. Les allées tapissées de feuilles dorées se sont transformés en un chemin piégé, craquant sous les pas, occasion d'inspirer la peur. Les arbres magestueux le jour sont devenus progressivement des messagers de l'épouvante. Au loin, dans le parc au sud de la ville, de la lumière, des jeux, de l'amusement. "C'est par là que se cache le bonheur," pense inconsciemment Chloé mais assez sincèrement pour le ressentir.
Voilà l'entrée du parc. Petite discussion pour réaffirmer les accords de l'après-midi, quelques billets, accès autorisé. Ils s'engouffrent alors dans cette ambiance et cette lumière qui s'entrechoquent avec les ombres du soir. Du sucre, des rires, des jeux, des cries surtout. Cette nuit semble éblouissante, étourdissante, infinie, complète...
- Les gars, c'est vraiment super ici mais je crois qu'il est temps de rentrer. Ma mère à dit ''pas après vingt-deux heure !'', rappelle Elizabeth, imitant la voix menaçante de la nonne en chef, une barbe à papa à la main.
- Oui, je suis d'accord. Il est vingt-et-une heure trente à présent. Nous avons donc sept à dix minutes pour rentrer tranquillement, du temps pour nous préparer et lorsque ma mère fera sa ronde nous serons déjà au lit, dit Gabriel en se levant du banc où il était assis.
Soudainement, le regard de Chloé se fige et les yeux toujours fixés sur sa cible elle dit :
- Donc nous avons le temps pour un autre manège ?
- Chloé, autant ne pas s'attirer les foudres de Ma mère, d'autant plus qu-
- Oui, interrompt Elize, nous avons du temps. A quoi tu pense ?
- A ça.
Les deux autres amis regardent alors dans la même direction que Chloé et se font éblouir, cette fois, par l'obscurité, l'aspect lugubre d'une caravane ayant décidément l'allure d'une intrue, une invitée clandestine à cette fête pleine d'entrain et d'euphorie. Par l'une des deux seules fenêtres que possède cette caravane, ils peuvent voir une petite lumière, la lueur faible et fragile d'une bougie. Enfin, ce qui paraît plus étrange encore, et inspirer davantage de méfiance, est cette inscription lumineuse au-dessus de la porte qui donne l'impression de servir d'outils de camouflage à cet endroit mystérieux et peu accueillant : Service De Voyance.
- Heum... Chloé, pour une fois, je crois que l'intello a raison, finit par dire Élizabeth.
- Je me trouve à tes côtés alors tu pourrais peut-être dire mon prénom. Ce serait plus poli.
- Commence pas toi, rajouta Elize.
Chloé, déjà au pas de la porte de ce qu'elle pense sincèrement être un antre à réponses, crie en direction de Gabriel et d'Elize avant de s'engouffrer dans ce manège :
- Quand vous aurez fini vous pourrez me suivre ?
- Mais purée, elle fait chier !, jure Gabriel.
- Oulah, attention, tu pourrais écorcher ta petite langue si délicate avec des mots pareils, s'empresse de taquiner Elizabeth.
Après avoir reçu le regard noir de Gabriel, suivi de ce dernier, elle se décide à rejoindre Chloé. A l'intérieur, le spectacle n'est que plus lugubre et mystérieux encore. Le sol en bois grince sous le poids des deux nouveaux arrivants. Sur les parois de l'habitation, décorés d'un papier peint macabre de couleurs rouge et marron, sont accrochés plusieurs petites poupées de vieux chiffon éparses, des tableaux représentatifs de signes astrologiques et, sur la parois droite, une robe. Une longue robe de nuit blanche à manche longue. La caravane est partagé en deux par un rideau de grosses perles noires qui, malgré la distance que sépare chaque rangée de perles, ne laisse rien voir de se qui se trouve derrière elles. Près de ses perles, se trouve une petite table en fer assez large pour soutenir un chandelier de sept bougies, dont seule une est allumée, et un énorme livre à la couverture pourprée. Mise à part cette table, aucun autre meuble ne décore ce lieu étrange. Toute cette scène se révèle petit à petit aux yeux craintifs mais étonnés de Chloé, Elizabeth et Gabriel, à la lueur de cette pauvre petite bougie.
Tout à coup, derrière eux la porte qu'ils ont laissé ouverte se ferme d'un coup sec et les fait sursauter. On aurait dit qu'elle vient d'entamer une musique sur laquelle elle les force à danser. Se retournant alors en cadence, leur yeux tombent sur un homme très élégant, habillé d'un costard noir et d'une chemise sans cravate, déboutonnée au col et tellement blanche qu'elle semble, à elle seule, produire de la lumière. Ses chaussures noires sont de première qualité et d'excellent goût en plus d'être minutieusement soignées. Sa coiffure, dont les cheveux sont d'un noir déroutant, est tirée parfaitement et les cheveux coupés au millimètre près. Mais ce qui frappe tout d'abord nos trois étrangers est la taille et la maigreur de cet hôte. On dirait qu'il fait trois mètres de haut, quinze centimètres de large et, lorsqu'il leur souris de toutes ses dents, qu'il a vraiment très faim...
- Bou !, fait-il soudainement.
Comme répondant à cette note de musique, ils reculent tous les trois en rythme contre le mur droit de la caravane.
- Ne... Ne nous approchez pas ! Je suis armé !, balbutie Gabriel avec une main sur sa poche gauche, feignant d'y cacher quelque chose de dangereux.
- Oh ça oui, répond l'homme, tu es bien armé...
A cet instant, faisant grincer le parquet, il s'approche lentement, se penche délicatement au-dessus de Gabriel, le fixe de ses yeux noirs, et continue sa phrase.
- ...mais uniquement de ta peur.