Mais pour Débora, c'était une autre paire de manches, elle ne voyait pas les choses sous cet angle. Elle est reporter, elle est bien supposée divulguer les informations qu'elle détient au reste de la population, non ? Pourquoi constamment la censurer de la sorte ?
- Disons que tu t'es légèrement emportée. Les propos que tu as tenus à l'encontre de la police étaient...
- Justifiés, le coupe-t-elle. Nous ne sommes pas en sécurité. Tu n'es pas une femme, Ramone. Tu ne peux pas comprendre.
- Et toi Débora, tu n'es pas une prostituée. Jusqu'à preuve du contraire, le tueur ne s'en prend pas aux journalistes.
- Pour l'instant. Il sévit depuis moins d'un mois. Il n'est pas trop tard pour changer de mode opératoire.
- En tout cas, s'il voit ton intervention au journal, il risque d'être sacrément remonté contre toi, esquisse Ramone dans un chuchotement à peine audible que son interlocutrice a pourtant parfaitement entendu.
Débora regarde Ramone, l'air anxieuse. Elle ouvre la bouche et s'apprête à répondre à son caméraman lorsqu'elle est soudainement interrompue par une autre voix.
- Je ne pense pas qu'il soit le seul.
Débora et Ramone se tournent en direction de la provenance de la voix. La journaliste reconnaît immédiatement la femme qui se tient face à eux.
Patricia Monroe, trente-six ans, agent de la Brigade Anti-Criminalité. Elle arbore une très courte coupe de cheveux bruns soignée, des yeux marron, des lèvres discrètes et est de corpulence relativement mince. Elle est habillée d'une veste en faux cuir noire autour d'un haut sombre, d'un jean noir et de bottes... noires. Vestimentairement parlant, elle semble s'imposer en étant paradoxalement à la fois remarquable et discrète. Bien qu'elle ait un brassard orange siglé « police » autour du bras droit, elle ne semble clairement pas prête à partir en intervention à tout moment. Cela dit, on peut deviner au niveau de sa hanche droite la forme de son pistolet semi-automatique soigneusement rangé dans l'étui autour de la poche de son jean. Son regard se porte avec insistance sur Débora.
- Lieutenant Monroe.
- Mademoiselle Logan.
Ramone est légèrement mal à l'aise.
- Je vois que vous arrivez toujours rapidement sur le lieu de chaque meurtre
- Sans vouloir vous offenser lieutenant Monroe, ce n'est pas compliqué d'arriver sur une scène de crime avant vous. Ressentez-vous un malaise général dans votre vie professionnelle causé par l'affaire du Tueur à la Main Rouge ?
- Rangez votre dictaphone, Débora. Et demandez à votre homme de couper la caméra.
- Désolé, je ne voulais pas vous importuner, répond Ramone en abaissant sa caméra, l'air gêné. Sa petite taille, sa corpulence fine et ses petits yeux bruns accentuent l'innocence qu'il tente de simuler devant chaque représentant des forces de l'ordre. En effet, bien que Ramone soit le caméraman de la reporter la plus détestée des services de police parisiens, il ne cherche pas à avoir d'ennui et préfère se faire tout petit, quitte à laisser de côté sa fierté.
Patricia ne lui adresse pas un mot ou un coup d'œil. En effet, elle soutient Débora du regard lors de leur conversation, conversation qui s'apparenterait d'ailleurs davantage à une altercation verbale qu'à un simple échange de formalités.
Débora, quant à elle, lève les yeux au ciel en entendant Ramone s'excuser auprès de Patricia, tant elle est consternée par la manière dont il se laisse faire par cette dernière. Il ne lui faut pas beaucoup de temps avant de replonger son regard dans celui de Patricia, et d'esquisser un petit rictus malicieux et insupportable dont elle a le secret. Ce genre de sourire de petite journaliste en quête de sensations fortes a le don d'énerver Patricia, et cela peut se lire sur le visage de la policière.
- Cela impacte peut-être votre vie privée, alors ? continue Débora comme si de rien n'était, tout en souriant.
- Ça suffit, Débora. Lâchez-moi la grappe ! Vous n'étiez pas supposée être à l'antenne, en plus de ça ?
- C'est une longue histoire, réplique Ramone en souriant comme un idiot.
- Ramone, la ferme, s'énerve Débora en effaçant son sourire malicieux. Ses yeux deviennent plus sombres, et son visage plus fermé. Patricia a touché un point sensible, sans réellement le savoir.
Débora est effectivement une journaliste qu'on voit souvent au journal de 20 h, et pourtant, elle a du mal à s'exprimer pleinement face aux spectateurs. Le fait qu'on l'ait coupée à l'antenne quelques minutes plus tôt n'est qu'un exemple parmi tant d'autres. Cela ternit son image, mais ce n'est pas ce qui la dérange le plus. Elle aimerait juste pouvoir parler au nom du peuple français en tant que journaliste, profession qui lui permet d'avoir davantage l'occasion de s'exprimer publiquement que le reste de la population française. Pour elle, l'interdiction de critiquer certaines méthodes employées par les forces de l'ordre dans un journal télévisé est une atteinte à la liberté de la presse. C'est son avis, et elle y est bien attachée.
Patricia remarque le changement d'expression faciale de Débora, mais ne comprend pas bien pourquoi. Cela dit, ce n'est pas comme si ça la touchait. Pas tant que ça, en tout cas. Avoir une reporter dans les jambes alors que vous traquez un tueur en série n'est pas la meilleure manière d'être efficace dans votre travail.
Débora décide de s'éloigner, après avoir adressé un regard noir à Patricia. Ramone la suit, toujours avec sa caméra dans les mains et abaissée au niveau de ses genoux. Il paraît un peu perdu, et échange furtivement un regard avec Patricia en signe d'aurevoir.
Ramone rejoint Débora un peu plus loin. La jeune femme s'est assise sur un banc à quelques dizaines de mètres de l'immeuble actuellement perquisitionné par la police. Débora est recroquevillée en boule sur elle-même, le front contre les genoux. Ses longs cheveux bruns frisés sont légèrement agités par le vent, dévoilant son teint métissé et une partie de ses yeux, noisettes perçants, eux-mêmes couverts par un fin trait d'eye-liner.
Ramone s'approche de la journaliste, qui lève ses yeux vers lui. Sa petite mèche de cheveux roux débordant sur son front et sa barbe inexistante ont toujours conduit Débora à le comparer à un jeune prépubère. La majorité du temps, Ramone insupporte Débora, mais dans le bon sens. Ils sont loin d'être ennemis, leur relation s'apparente davantage à celle de cousins éloignés mais qui restent plutôt complices lorsqu'ils se voient. Cela dit, ils ne viennent pas du même monde. Ils ont du mal à communiquer, et se parlent rarement en dehors du cadre professionnel. Malgré tout, Ramone sait quand Débora va mal, et souhaite la réconforter.
- Tu as l'air à cran. Tu devrais peut-être prendre quelques jours de congés Débora Logan, alias la journaliste parisienne la plus détestée de la BAC.
Débora lève sa tête en direction de Ramone, et se redresse, tout en restant assise. Elle adopte désormais une position droite et élancée, ce qui lui donne un air déterminé. Elle tente de camoufler ses yeux tristes, en arborant une mine davantage énervée.
- Ramone, tu te fiches de moi ? Je ne vais pas abandonner ! lance-t-elle en criant presque.
- Tu es toujours à l'affût de tout ce qui se passe à Paris depuis vingt-huit jours. Tu peux bien rester en retrait quelque temps. Je t'assure que tu n'es pas la seule reporter de la ville.
- Mais je suis la seule reporter de la ville à autant me focaliser sur l'affaire du Tueur à la Main Rouge. Des milliers de femmes ont peur, pour elles, pour leurs filles, leurs sœurs, leurs mères, leurs épouses même, que sais-je ? Elles ont besoin de savoir ce qui se passe !
- Débora...
Elle lui coupe la parole.
- Rien de ce que tu dis ne me fera changer d'avis, Ramone. Tu sais très bien à quel point je suis bornée.
- Et comment... souligne Ramone.
- Je vais continuer à suivre l'affaire du Tueur à la Main Rouge, et je n'en ai rien à faire de ce qu'en pensent le journal de 20H, Patricia Monroe ou le reste des services de police. Je vais continuer. En revanche, si toi tu veux prendre quelques jours de congé, tu peux. Je t'y incite même fortement.
- Je comprends. Tu ne veux pas m'avoir dans les pattes.
Débora ne répond pas, mais Ramone sait ce que ça signifie. Si elle avait répondu, ça aurait été une confirmation de ce qu'il pensait.
- Bien, je te laisse tranquille. Tente tout de même de te reposer un minimum
Ramone s'éloigne en traînant sa caméra, qui frappe contre ses mollets à chaque fois qu'il fait un pas, ce qui n'est pas sans lui donner un air un peu stupide. Débora le regarde partir, avant de tourner son regard vers les policiers autour de l'immeuble dans lequel a été retrouvé le corps d'Amandine Lombard.
Comme elle l'a dit à Ramone, Débora ne peut pas abandonner. Cette affaire lui tient à cœur, et elle va devoir continuer.
Seule.