- Promis !
J'avais surtout compris que je ne devais pas ouvrir l'enveloppe. Ma dernière année à l'école primaire allait se terminer dans quelques jours. Je savourais avoir acquis le droit d'y aller toute seule, d'autant plus que ça n'allait pas durer. Le collège était éloigné de la maison et tous les trajets se feraient en voiture, avec papa ou maman... Plus question de faire un bout de chemin avec l'une ou l'autre copine de classe.
L'enveloppe était trop grande pour entrer dans mon sac à dos. Pour tout dire, elle m'encombrait. Main gauche, main droite, je la changeais tous les dix mètres jusqu'à ce que je m'arrête au moment où un nième transfert allait s'opérer. C'est alors que j'ai remarqué l'inscription, soulignée de deux traits, en travers, de la main de mon père : « CONFIDENTIEL ».
Il n'y a pas longtemps que je connaissais le mot et sa signification. C'est Amand qui m'avait renseignée : « Confidentiel, c'est quand c'est un secret ! »
Drôle de secret puisqu'il faut le donner à la maîtresse ! Ou alors, ce n'est pas secret pour elle... Mais alors, pour qui puisqu'il n'y a que papa, elle et m... moi ? moi !
Le livret de famille... de FAMILLE... Tout à coup, chaque mot prend son sens. Une famille, ma famille, papa, moi et maman... Enfin, l'autre, celle que j'imaginais parfois dans la solitude et l'obscurité de mon lit : une dame, sans nom, sans corps, sans visage... Juste de grands yeux très doux et un grand sourire, pour moi, rien que pour moi. Je me la créais, la dessinais à travers les femmes que je croisais, sélectionnant les plus jolies, repoussant avec terreur l'idée qu'elle aurait pu ressembler à celles que je trouvais moches ou mal habillées !
Et elle est là... Là... entre mes doigts, juste cachée par un voile de papier kraft qu'il me suffirait de... de...
Je me retourne. La rue est déserte. Qui aurait pu avoir envie de me suivre ? Papa et maman sont au travail, Nka-Nka à Pointe-Noire. Et Christiane au lycée... ou pas, loin d'ici, en tout cas.
Mes mains tremblent. J'ai peur. Je sais que c'est mal, que je n'ai pas le droit, que je vais tromper la confiance de papa. La première fois...
J'ai honte... Il ne faut pas... J'en ai mal au ventre. Mais je sais que je vais finir par le faire. Je m'appuie contre un mur : la tête me tourne, mes jambes ne me soutiennent plus. Je vais tomber. Mon corps, ma volonté ne m'obéissent plus : je regarde mes propres mouvements en spectatrice, sans la moindre velléité d'intervention. Je n'ai plus qu'à attendre, passive, l'inéluctable issue.
Une chance et un signe, complices de ma tentation : papa a mal cacheté l'enveloppe. Elle se décolle toute seule.
J'ai l'impression qu'en plongeant la main dedans, un serpent va jaillir et me mordre. Je tremble encore plus fort, mon ventre se tord de douleur, de crispation.
Je voudrais m'enfuir... Mes jambes sont paralysées ! Laisser tomber l'enveloppe par terre ? Mes doigts s'y agrippent !
Je cède enfin, épuisée, happée par le vide de mon vertige.
Déçue.
Comment un tel trésor peut-il n'avoir droit qu'à un vulgaire carnet sans aucune décoration comme écrin ? Finalement, c'est mieux ainsi : son indécente pauvreté balaie mes craintes et mes scrupules. Il ne mérite aucun respect. C'est une prison dont le secret de ma naissance va se libérer...
Voilà. Je sais.
Un nom, trois prénoms qui m'inondent, m'envahissent et m'apaisent. Ne pas les prononcer... Pas encore... Ma maman me pénètre... nous revivons l'accouchement à l'envers. C'est elle qui s'installe, délicieusement, voluptueusement en moi et ces instants nous appartiennent à toutes les deux, rien qu'à nous, pour toujours...
Alors, toi qui découvres ces lignes, modère ton impatience et pardonne-moi ces ineffables secondes qui ne se reproduiront jamais...
Juste un peu... Un tout petit peu.
Nom : ZIKALAONA
Prénoms : Joséphine, Marinette, Gisèle (soulignez le prénom usuel)
Lieu de naissance : Antananarivo République de Madagascar
Je m'arrête là.
C'est déjà presque trop pour mon émotion, mon envie de pleurer, ma culpabilité d'avoir transgressé l'interdit, divulgué le secret, anéanti mon imaginaire.
Maman Joséphine... Je viens de créer ma mère.
Et une autre : celle que j'ai toujours appelée « maman » devient maman Clotilde. Elle gardera toute sa place dans ma vie. Je viens seulement de m'approprier un autre territoire avec une identité pour unique mais immense réalité, une île rien que pour nous deux...
* * * * *
Lorsque mon père est rentré ce soir-là, j'ai attendu qu'il soit assis pour lui tendre l'enveloppe délestée du questionnaire. Son regard m'a paru bizarre, soupçonneux et j'ai cru qu'il avait tout deviné. Il a vérifié son contenu, hoché la tête d'un air mollement rassuré sans retrouver sa gaieté coutumière.
Alors, un mensonge en appelant un autre, je me suis glissée derrière son fauteuil puis me penchai en lui enlaçant le cou avant de l'embrasser : « Oh, papa ! Si tu savais comme je suis heureuse d'aller au collège... »
Si le changement d'établissement scolaire m'a angoissée, je ne m'en souviens pas. En tout cas, maman m'aura rassurée d'un : « Tu verras, si tu continues à bien travailler, il n'y aura aucun problème... »
Et il n'y a eu aucun problème, du point de vue strictement scolaire. Le programme du collège public s'était quelque peu affranchi des anciens programmes français et adapté à l'histoire de notre jeune république. Les modifications n'allaient pas dans le sens d'un approfondissement des connaissances, au contraire. De plus, nous subissions un absentéisme des professeurs à grande échelle qui faisait enrager mes parents
J'y puisais une motivation supplémentaire pour tout apprendre quasiment par cœur dans toutes les matières. Les résultats s'en ressentaient mais, plus encore qu'en Primaire, mes notes creusaient un fossé tel que j'avais du mal à nouer des relations amicales avec les autres élèves. Mes camarades profitaient des nombreux trous dans l'emploi du temps pour sortir se promener ou rentrer chez eux. Il n'y avait aucun contrôle.
Gentiment, on m'avait proposé de les accompagner mais, chaque fois, je devais refuser : mes parents me l'avaient interdit. Une fois, deux fois, cinq fois et les bonnes volontés s'étaient lassées, me gratifiant de remarques parfois cruelles : « Oh, laissez tomber ! Vous savez bien qu'en classe, elle n'aime qu'étudier... et s'taire... » Le jeu de mots sur mon prénom en rajoutait sur mon peu de goût pour les chahuts qui émaillaient les cours. Humiliée, je les regardais s'éloigner, gratifiée au passage de leurs rires moqueurs.
Alors, je restais toute seule au collège, le nez dans les livres, à attendre la voiture familiale.
Sauf une fois.
La moyenne d'âge de la classe avoisinait les treize ans. Georgina devait en avoir quatorze. Son parcours scolaire passait par des chemins de traverse où elle avait longtemps musardé. Sa maturité régnait sur notre groupe de 6epar l'autorité et l'expérience d'un vécu qu'elle sous-entendait et ne révélait qu'à sa petite Cour subjuguée. Ce jour-là, le cours de 10 h était annulé, une absence impromptue dont la banalité n'émut personne : « Vous venez chez moi voir un film ? » La bande s'agglutina autour d'elle sauf... Mais elle se retourna et insista : « Esther, tu viens ? »
- Non... Tu sais bien... Si mon père arrive et que...
- Le film n'est pas long, une demi-heure à peu près... Je n'habite pas loin. Je te jure que tu seras revenue avant 11 h...
J'hésitai encore, tiraillée entre le risque – apparemment ténu – de faire attendre papa et cette opportunité si rare de me fondre dans un groupe que j'aimais bien malgré les quolibets qui me blessaient infiniment plus que leurs auteurs l'imaginaient.
Je cédai. Le sourire victorieux de Georgina et l'approbation de son entourage me confortèrent dans ma décision.
Le téléviseur était infiniment plus grand que le nôtre et nous ne possédions pas de magnétoscope. La vingtaine que nous étions se répartit sur un grand canapé et par terre. Un rien de réticence me fit opter pour un coin non loin de la porte au cas où la séance durerait plus longtemps que la demi-heure promise. Quitte à encourir l'opprobre général, un repli stratégique se serait imposé sans tergiverser.
Tout en tirant les rideaux, notre hôtesse expliqua que son père avait rapporté cette cassette – « et d'autres... », précisa-t-elle – d'un séjour en Europe. Le générique défilait sur fond de route de montagne poussiéreuse et défoncée sur laquelle un bellâtre dans sa grosse Chevrolet décapotée roulait à vive allure. Il prit trois filles en auto-stop puis s'arrêta à une pompe à essence antédiluvienne. Son débit suffisamment lent permit à deux jeunes désœuvrés d'échanger des regards éloquents avec les passagères... C'était mal joué et sans grand intérêt. Quelques crissements de pneus et de rires faussement apeurés plus tard, la voiture s'immobilisa devant le perron d'une luxueuse villa surgie de nulle part, avec soubrette, tablier en dentelle et court-vêtue devant une piscine immense. Personne ne s'était rendu compte que, depuis la station-service, deux motos suivaient dans une poursuite follement lente. C'était nul ! L'escalade du mur de la propriété par les deux jeunes – quelle surprise ! – rencontrés plus tôt n'apporta aucun suspens pas plus que leur apparition menaçante – ah ? Bon... – près de la piscine où ils précipitèrent les femmes qui attendaient sagement leur tour, sans un mot et sans ménagements.
Les spectateurs éclatèrent de rire lorsque la domestique apportant des rafraîchissements les y rejoignit, sa pseudorésistance lui valant la perte de sa mini-jupe.
J'aurais préféré lire plutôt que de regarder ce navet dont les cinq premières minutes n'avaient rien d'engageant. La sortie du bain des corps moulés dans les vêtements trempés épousant les formes avantageuses de ces demoiselles fit glousser les filles et ricaner les garçons. Franchement, il n'y avait pas de quoi... Pas encore. Personne n'avait risqué la noyade mais le bouche-à-bouche s'avéra indispensable... La suite fut plus éloquente encore sur la nature de « l'œuvre ».
Mon éducation sexuelle était aussi complète que le permettait mon âge et probablement plus instructive que celle de la plupart des spectateurs de ce film porno de troisième zone – encore que rien ne m'aurait permis de le classifier par absence totale de la culture du genre.
Un dégoût profond me remonta de l'estomac. J'ignorais tout des truquages et « jeux » d'actrices mimant le plaisir et la jouissance. L'écœurement me fit détourner les yeux de l'écran mais des attitudes sans équivoque me firent comprendre que certains travaux pratiques s'ébauchaient chez les initié(e)s...
Tous trop occupés, personne ne se rendit compte de ma fuite suffisamment discrète et silencieuse afin de ne pas troubler mes camarades pour une fois passionnés par un sujet d'étude.
Si papa se fâcha, ce fut à cause de cette nouvelle défection du professeur. Il ne soupçonna rien d'autre... De mon côté, il me fallut du temps pour relativiser ce que j'avais visionné.
Toujours est-il que le laxisme ambiant incita mes parents à me changer d'orientation. Ils estimèrent avec pertinence que mes efforts et ma bonne volonté ne suffisaient pas pour atteindre un niveau suffisant. J'appris donc que j'allais intégrer à la rentrée suivante un collège laïc privé.
Mais l'annonce de cette nouvelle scolarité débuta par une énorme déception avant de jouer un rôle décisif dans ma destinée...