Maman avait su gagner mon affection tout en matant mes velléités de caprices. Elle devait aller voir sa famille de temps en temps mais je n'y étais pas conviée, ce qui m'assurait de ne pas me trouver face à sa mère et à la terreur qu'elle m'inspirait.
Sauf à Noël.
Je redoutais la fête qui nous emmenait tous les trois à quelques kilomètres de Brazzaville, dans un endroit assez difficile d'accès : faute de chemin carrossable, il nous fallait abandonner la voiture et marcher pendant vingt minutes au rythme de mes petites jambes. Si je devais aujourd'hui refaire le parcours, il me semblerait certainement beaucoup plus court. De plus, la perspective de retrouver ma pseudo-grand-mère ne m'incitait pas à abréger mon chemin de croix !
Immanquablement, elle me toisait dès le premier regard et me faisait comprendre que s'il n'avait tenu qu'à elle, mon statut d'étrangère à la famille ne m'aurait jamais permis de franchir la porte de sa maison. Que maman n'ait jamais eu d'enfant n'apaisa pas notre relation. Au mieux, elle m'ignorait et, finalement, j'en pris mon parti. Sans doute, la gentillesse et la bienveillance de son mari à mon égard devaient la mettre en rage mais il jouait avec moi le rôle d'un vrai grand-père qui me comblait.
Mon autre interlocuteur préféré, c'était Fanfan, – Francis – mon sauveur du mariage, celui dont le corps filiforme m'avait néanmoins cachée aux yeux de la foule et aux cyclopes des photographes. Les trois ans d'écart avec le plus jeune frère de maman permettaient de partager la banalité des jeux et des conversations des enfants de notre âge. Sans doute aurais-je aimé un petit frère, une petite sœur ou les deux mais la Nature en a décidé autrement.
La Nature mais pas les circonstances.
À défaut de sœurs, elles m'ont affublée de deux tantes, Pascaline et Christiane, de ma famille par les œuvres d'un des frères de Nka-Nka. J'ignorais tout de leur existence et réciproquement, probablement. À la suite de déboires économiques, lors d'une visite de ma grand-mère à Pointe-Noire, cette branche de l'arbre généalogique se rappela subitement l'existence de ce neveu médecin, installé à Brazzaville, une réussite unique dans la famille qui ne pouvait refuser de subvenir aux besoins de deux filles puisqu'il n'en avait qu'une à charge...
À dix-neuf ans, Christiane suivait – de loin – les cours de Première au lycée. Pascaline, dix ans, s'ennuyait franchement en CM1 dans mon école. Sa seule utilité était de m'y accompagner.
Notre maison n'était pas très grande mais il restait une chambre inoccupée qui leur fut logiquement dévolue... et le prétexte du premier incident. Arguant de son âge, l'aînée revendiqua l'usage de la pièce pour elle seule, sa sœur trouvant refuge dans la mienne. C'est ainsi qu'elle fit la connaissance de l'intangible fermeté de maman mais ne s'avoua pas battue pour autant.
Dès que l'opportunité se présenta, elles envahirent ma chambre qu'elles trouvèrent tout à fait à leur goût. Il s'ensuivit une menace larvée et la promesse d'un déménagement imminent. Restée seule, les larmes aux yeux, je commençai à vider l'armoire et à empiler mes affaires sur le lit, ruminant le chagrin de devoir quitter mon petit univers tout autant que l'agressivité de Christiane. Évidemment, ma mine défaite n'échappa pas à mes parents qui réclamèrent une explication. Leur manigance éventée, les deux s'en tirèrent au bénéfice du doute, en assurant avec aplomb que c'était moi qui voulais changer de chambre.
L'incident n'était que le premier d'une longue série. Le jeudi suivant, le remplissage de la boîte de friandises n'échappa pas à la sagacité de Pascaline. Elle se fit une joie de communier au péché de gourmandise. Pour la première fois, dès le samedi, la réserve était à sec. La semaine suivante, c'est la boîte qui disparut le soir même pour réapparaître le lendemain matin, vide évidemment !
Lorsque je voulus protester, forte de ce que j'estimais mon bon droit, elles me traitèrent d'égoïste, de petite gosse de riche, assorti du « conseil » impératif d'augmenter le volume de l'approvisionnement à l'avenir. Papa s'en étonna mais céda devant l'affirmation candide de vouloir partager avec nos hôtes. Il me félicita pour mon bon cœur, même s'il mit bientôt quelques limites à ma générosité. Menacée de représailles douloureuses en cas de mouchardage, je pliais devant leurs exigences qui ne se contentèrent pas longtemps des friandises. Ainsi, ma consommation de crayons, cahiers et autres fournitures scolaires prit des proportions démesurées. Mais c'est lorsque je lui réclamais un flacon de parfum particulièrement coûteux qu'il comprit. Ce soir-là, on m'envoya dans ma chambre plus tôt qu'à l'accoutumée et une explication ponctuée de la menace d'un retour à Pointe-Noire ramena un semblant de normalité dans « mes » dépenses.
Mes parents n'étant pas dupes, ils s'évertuèrent à me blanchir de toute dénonciation. Si cela m'exonéra de tirage de cheveux et autres bras pincés, les tantes s'ingénièrent à varier les brimades quand nous étions seules à la maison. Ainsi, lorsque l'une ou l'autre était de corvée de ménage, j'étais « invitée » à les aider, ce qui les cantonnait dans la tâche d'inspecter la qualité de mon travail.
Ce qui les réjouissait tout particulièrement, c'était le petit déjeuner. Christiane profitait de sa grande taille pour ranger le chocolat et le sucre sur une étagère hors de ma portée. Il me restait à choisir entre le jeûne et l'escalade d'une chaise, en proie à un vertige tenace. Lorsque l'exercice s'avérait trop aisé, l'une ou l'autre prétendait m'aider en tenant la chaise, une merveilleuse occasion de la secouer sournoisement...
Un jour, ma grand-mère arriva avec un vélo tout neuf sous le bras. J'en rêvais. Comme une monture rétive qu'il s'agit d'apprivoiser, je commençais à le flatter de mes caresses et tout le bonheur affiché sur mon visage réjouissait ma généreuse Nka-Nka. En relevant la tête, je croisai le regard courroucé de mes tantes qui ne cherchaient pas à masquer leur jalousie ni leur évidente intention de profiter de l'aubaine tout en me punissant par avance de ma chance exorbitante.
La première fois que Pascaline l'emprunta, il revint avec le guidon tordu. Papa le rectifia en un tournemain : « Tu vois, ce n'était pas grave. Il devait être mal serré... Fais attention, tout de même ! »
Sa patience d'ange n'en finit plus de regonfler les pneus mille et une fois dégonflés, la selle déréglée, la chaîne sautée et les freins malencontreusement dévissés. Bizarrement, les incidents survenaient tout aussi fréquemment pendant mes absences. Il n'était pas question d'émettre le moindre doute sur l'origine des mésaventures de mon pauvre engin. J'avais fini par comprendre qu'elles enviaient surtout la tendre complicité qui nous unissait, papa et moi. Il suffisait d'observer leur satisfaction lorsqu'il me grondait ou me punissait. C'était rare, certainement trop à leur goût
Avec le vélo, elles perdirent leur temps malgré les sévices qu'elles lui firent subir. Il n'avait pas été conçu pour porter le poids d'un adulte ce qui ne les empêcha pas de s'y jucher toutes les deux. Les deux roues voilées, le pédalier cassé et le cadre tordu, mon père constata le décès avec les condoléances d'usage : « Ne pleure pas... Je t'en achèterai un autre quand tu sauras en prendre soin ! » C'était simple et juste : il suffisait d'attendre que mes tortionnaires évacuent les lieux définitivement.
L'oubli n'en eut pas la patience : on ne m'a jamais remplacé le vélo...
* * * * *
« Eh bien, tu cherches ! »
- Mais je t'assure, maman, je l'avais rangé dans l'armoire...
- Un petit chemisier tout neuf que tu n'as pas encore eu le temps de mettre et déjà perdu ! débrouille-toi, Esther, retrouve-le !
- Mais j'ai cherché partout et pas seulement dans ma chambre !
- Recommence, alors : c'était ton cadeau d'anniversaire et on ne retrouve même pas son emballage. Les deux sont donc restés ensemble...
Le chemisier fut le premier d'une longue liste de disparitions dont l'énigme ne trouva sa solution qu'au bout de plusieurs mois. La source des achats au supermarché tarie, mes tantes s'étaient mises à voler avec une discrétion qui dénotait un véritable savoir-faire.
Lorsque mes parents émirent leurs premiers doutes, elles poussèrent de hauts cris, exigèrent une fouille minutieuse de leur chambre qui, évidemment, s'avéra infructueuse : Christiane revendait rapidement les produits de leurs larcins, au lycée ou dans la rue...
Échaudés par l'esclandre de l'inspection de leur chambre, papa et – surtout – maman se contentèrent de mieux protéger leurs biens de valeur. Pire, ils doutaient de mes accusations à peine suggérées. Nka-Nka était moins naïve. Elle m'écoutait plus volontiers tout en m'enjoignant de rester prudente pour ne pas m'attirer les foudres des deux voleuses.
Lorsque mes parents s'absentaient, passer la journée avec ma grand-mère devenait un vrai bonheur et un immense soulagement. Souvent, elle m'emmenait sur le marché où j'étais censée l'aider à vendre son poisson séché derrière la planche posée sur deux tréteaux qui lui servait d'étal.
Je compris vite que présenter sa petite-fille à ses amies et connaissances la remplissait de fierté. Entrer dans son jeu était un devoir dont je m'acquittais de plus en plus volontiers même si ma conversation se limitait au minimum : « Mboté, Esther... Kolélé ? » (Bonjour, Esther... Ça va ?) Ce qui n'appelait que la traditionnelle réponse convenue : « éé... » (ça va...) Ma bien modeste prestation la ravissait et j'en étais heureuse pour elle. Pour peu que la vente de poisson ait bien marché, elle me glissait mille ou deux mille francs CFA dans la poche : « Tu as bien travaillé... C'est pour toi ! »
Cet argent ne restait jamais longtemps en ma possession. La logique était simple : papa m'achetait tout ce dont j'avais besoin, il était donc normal que cette somme toute symbolique lui revienne. Bien sûr, au début, il avait refusé. Mais, comprenant le bonheur que je ressentais à lui offrir mes « gains », il s'était incliné.
S'il bénéficia moins de ma générosité, ce n'est pas parce que Nka-Nka ne prélevait plus de billets de sa caisse. Le détournement des fonds s'effectua bientôt avant la transaction finale. Les deux Diaboliques s'étaient rendu compte – j'ignore comment – que le retour d'une journée avec ma grand-mère coïncidait avec la présence d'un petit pécule qu'il leur fut aisé de s'approprier, d'abord en le subtilisant puis par la menace...
* * * * *
« Entrez dans mon bureau... »
Au ton excédé de la voix de mon père, ce n'était pas un malade qui avait sonné à la porte. Papa n'avait pas de clientèle privée officielle mais qu'un patient – généralement démuni – se présente à la maison, il était certain d'être reçu. Et, si son état nécessitait des médicaments, il était courant qu'il reparte avec les remèdes fournis gratuitement
Cela a toujours été. Il arrivait parfois qu'une grande part de son salaire du mois passe dans l'achat de ces médicaments. Lorsqu'il prévenait maman que ses revenus du mois seraient largement entamés, elle soupirait et se contentait d'un « heureusement que je travaille aussi... »
Mais cette visite-là n'avait rien de médical et je ne l'appris que beaucoup plus tard. Pascaline, à mon grand soulagement, était retournée à Pointe-Noire définitivement à la fin de l'année scolaire. Mais Christiane resta quatre ans, le temps nécessaire pour rater trois fois son bac. Et elle était responsable de ces entrevues dont papa se serait bien passé : des créanciers ! Lorsqu'elle avait besoin d'argent, elle empruntait. Si elle ne pouvait rembourser ses dettes, ma tante ne se faisait pas prier pour donner son adresse et s'épancher sur la profession de médecin de ses « parents », ce qui augurait d'une caution sans limites... Du moins, c'est ce qu'elle prétendait avec autant de culot que de succès.
Bien sûr, aussi magnanime et généreux qu'il ait toujours été, mon père refusait généralement d'éponger les escroqueries de sa cousine. Mais, il se trouva parfois contraint de sortir son portefeuille lorsque les sommes dues auraient pu valoir un procès à cette parente pour le moins indélicate. Les remontrances n'eurent guère d'effet : Christiane pleurait (beaucoup !) et menaçait régulièrement de recourir à d'autres moyens pour subvenir à ses besoins... Sa beauté et son charme pourraient lui assurer un revenu substantiel auprès des hommes...
Nka-Nka profita de ses séjours réguliers à Pointe-Noire pour mener l'enquête. Elle découvrit que l'exil à Brazzaville n'était pas lié à la poursuite des études et aux difficultés financières de la famille de Christiane. S'éloigner présentait surtout l'avantage de se faire oublier dans sa ville natale où ses comportements risquaient de lui valoir incessamment certains désagréments, judiciaires et autres...