Divorcée de longue date, ma grand-mère n'avait gardé de son mariage qu'un bien précieux : papa. Elle habitait à Mabaya, un village tout proche. En France, on dirait en banlieue. Elle gagnait sa vie sur les marchés de Brazzaville en vendant du poisson séché. Elle ne se plaignait pas mais c'était certainement très dur. Régulièrement, elle partait, en train, s'approvisionner sur le marché de gros de Pointe-Noire, soit mille kilomètres, aller-retour. Elle y séjournait quelques jours dans une petite maison qu'elle y possédait et devait rencontrer les autres membres de sa famille. « Devait », car elle ne m'en parlait jamais et je ne l'y ai jamais accompagnée. Puis elle rentrait avec ses ballots de poissons baignant dans le sel.
Beaucoup plus tard, lorsque l'âge et la fatigue la contraindront à renoncer à son métier, elle ne pourra s'empêcher d'ouvrir une boutique dans son petit garage. Ainsi, dans son village, elle exercera plus ou moins officiellement la profession de commerçante « à l'Africaine », c'est-à-dire qu'elle vendait de tout, à tout le monde, avec un savoir-faire et un bagout sans égal.
Être avec elle était un bonheur incomparable : fille unique d'un papa lui-même fils unique et souvent absent à cause de son métier, Nka-Nka était donc à la fois ma grand-mère, ma seule famille, mon amie, mon refuge et ma confidente.
C'est elle qui, beaucoup plus tard, me raconta que mon père avait, après la séparation de mes parents, cherché à refaire sa vie. Mais si une ou plusieurs femmes sont venues vivre à la maison, elles n'y sont pas restées suffisamment longtemps pour s'imprimer dans ma mémoire de toute petite fille.
Les Religieuses de l'école maternelle non plus. Puis, un jour, j'ai pris le chemin de l'école communale. Pas toute seule ! Papa m'y emmenait et revenait toujours me chercher. Il est grand, j'étais toute petite mais je me demande lequel de ce couple déséquilibré était le plus heureux sinon le plus fier de tenir la main de l'autre...
À partir de mon redoublement, j'ai beaucoup aimé l'école. C'était le seul endroit où je pouvais côtoyer des enfants de mon âge. Même si je n'en souffrais pas, la maison avait des allures de prison dorée. Je crois que papa était terrorisé à l'idée que sa petite Esther puisse courir le moindre danger. Personne n'était invité à la maison et je n'allais nulle part.
Sauf à l'école.
La tutelle vigilante de maman s'avéra d'une miraculeuse efficacité. Non seulement le retard se combla rapidement mais elle m'enseigna une méthode de travail qui rendit les apprentissages faciles.
Au bout de deux ans, les progrès m'offrirent le cadeau de l'autonomie et de la confiance. En parallèle, je commençais à aller à l'école toute seule et à aller jouer chez des copines du voisinage, le week-end ou pendant les vacances.
* * * * *
C'est à l'école que j'ai rencontré mon premier amour. Il s'appelait... Amand ! Je ne savourais pas alors la coïncidence phonétique entre son prénom et son rôle prédestiné.
Nous appartenions à la même vague, c'est-à-dire que nous avions classe ensemble, le matin ou l'après-midi, au rythme du système scolaire. Ne connaissant personne, n'ayant pas l'habitude de jouer avec d'autres enfants, je m'étais d'instinct isolée dans mon coin et personne n'était venu m'y chercher... sauf lui !
Il faut dire qu'Amand et moi partagions plus ou moins équitablement et en exclusivité les premières et deuxièmes places dans toutes les matières. Ce combat acharné nous rapprochait dans une saine émulation qui ne s'embarrassait d'aucune jalousie. Nos brillants résultats contribuaient aussi à nous mettre à l'écart du reste d'une classe lassée des louanges inaccessibles que nous tressaient nos maîtres.
Nous nous sommes mariés au moins dix fois pour à peu près autant de séparations tout aussi définitives. C'est lui qui a commencé : « Quand on sera grands, je t'épouserai avec un mariage et il y aura plein de gens ! »
Mon expérience de cette cérémonie était unique et malheureuse. Amand les collectionnait ! Il se lançait dans une telle description aussi détaillée qu'enthousiaste des festivités qu'il n'eut aucune difficulté à me convaincre. Mais, « grands », c'était bien loin, trop pour mon impatience émerveillée. C'est ainsi que débutèrent des préparatifs secrets aux allures de complot.
Le lieu s'imposa d'évidence. Les toilettes étaient au fond de la cour. L'espace entre leur cloison et le mur de l'école était exigu mais néanmoins suffisant pour nous deux. L'atout majeur était ailleurs : l'endroit était discret et surtout hors de vue du maître qui surveillait la récréation !
Pour nos tenues vestimentaires, ce fut plus compliqué. Surtout pour moi. Amand décréta qu'il revêtirait le tee-shirt reçu à Noël : « Il est blanc avec une grosse moto rouge du Paris-Dakar. Tu verras, il est super beau ! » Admettons.
À la maison, j'étais tombée sur un magazine, sans doute rapporté d'un voyage quelconque par papa. En le feuilletant, je découvris la photo du mariage d'une actrice de cinéma française. J'en restais éblouie et admirative de sa longue robe blanche. La même, il ne fallait pas y songer mais la couleur suffirait pour le symbole.
Mon armoire subit l'assaut avec un craquement désapprobateur. Je vidais tout ou presque, y compris le panier de linge sale. Tout se mélangea allègrement par terre jusqu'à ce que je trouve enfin le vêtement désiré.
Désiré, certes, mais pas conforme à mon attente : la robe était mettable mais indigne d'un tel évènement. Qu'il manque un petit bouton n'était pas plus rédhibitoire que le minuscule accroc découvert sous la manche droite. À l'essayage, je la jugeais trop courte, trop petite, à sacrifier sur l'autel de ma croissance. Pour achever de convaincre, je testais allègrement la résistance des deux boutons survivants qui cédèrent rapidement. L'accroc se révéla minime et réparable en quelques minutes par une couturière, même débutante. Je poussais alors l'observation plus loin, mesurant minutieusement la largeur de l'ouverture en y glissant un doigt. Puis deux, puis trois jusqu'à prendre des proportions que j'estimais suffisantes.
Mon « œuvre » était un désastre, moins catastrophique que l'autre, celui de l'amoncellement de vêtements par terre, dépliés, froissés et mélangés au hasard de leur chute. Tant bien que mal, je reconstituai approximativement les piles sur les étagères. Ce n'est qu'en admirant mon travail que je réalisai que le panier de linge sale était vide. Qu'à cela ne tienne ! J'entrepris l'opération inverse en vouant une confiance aveugle au hasard jusqu'à obtenir un volume convenable. Pour la suite, j'avais un plan...
* * * * *
Puisque j'étais désormais bonne élève, c'était devenu un vrai petit bonheur de rapporter mon carnet de notes à la maison : le visage fatigué de papa s'éclairait d'un large sourire et ses yeux se mettaient à briller. Il ne me restait plus qu'à grimper sur ses genoux et à me pelotonner dans ses grands bras qui se refermaient doucement sur moi.
Dès que l'occasion se présenta – c'est-à-dire en l'absence de qui vous savez –, je vins me blottir contre sa large poitrine tout en l'abreuvant des preuves de ma tendresse. Lorsque je le sentis mûr à point, je lui susurrai à l'oreille : « Papa... Tu m'achètes une robe blanche ? »
- Encore ? Tu ne crois pas que tu as assez de vêtements comme ça ? Ton armoire en est pleine !
- Oui... mais pas de blanche...
- Tu m'étonnes... Il me semble bien...
- Mais elle est trop petite et déchirée...
- C'est non, Esther ! Il faut être raisonnable. Tu vois bien tous ces enfants qui n'ont pas ta chance. D'ailleurs, je trouve que tu es trop gâtée...
Je n'insistais pas. En rentrant de l'école, le lendemain, la robe de mes rêves m'attendait à la maison...
Pour la bague, je n'avais qu'à piocher dans la boîte de colifichets qui traînait quelque part dans ma chambre. Amand ne savait comment se procurer un anneau mais il trouva la solution sur place. Profitant de l'absence du maître, il dévissa le robinet d'eau, subtilisa le joint et le revissa. Il faut préciser que, pour éviter tout gaspillage, l'arrivée d'eau était systématiquement coupée. La maîtresse qui l'utilisa la première se fit copieusement arroser, l'eau sous pression fuyant de tous côtés. Mais Amand avait son alliance et c'était le principal. Trop grande, il résolut le problème en solidarisant le majeur à l'annulaire.
Restaient le prêtre et la messe. Il était hors de question de solliciter l'un ou l'autre de nos camarades : « Tant pis ! On va faire le prêtre chacun notre tour. »
Il dénicha une vieille écharpe d'un rose criard, reléguée au rang de chiffon qui remplit parfaitement son rôle d'étole éphémère. Malodorante, certes, mais étole tout de même ! La messe, faute de temps, se résuma à la lecture d'un texte. La dictée de la veille fit très bien l'affaire. Au beau milieu de notre cérémonie, mon presque mari s'interrogea soudain : « Comment on va l'appeler, le curé ? » Je pointais du doigt son tee-shirt : « Honda racingue... Ce sera le Père Racingue... »
Personne n'apprit jamais l'existence de cette union aussi païenne que secrète. Nul doute que mon père l'aurait condamnée ainsi qu'Amand, chassé de mon entourage !
Mais, entre les deux hommes de ma vie, je n'eus pas à choisir. Mon époux intermittent ne me suivit pas au collège public. J'étais ainsi séparée de l'Amand de ma prime jeunesse. Il n'y eut pas d'adieux déchirants et même pas d'adieux tout court car nous ignorions, en partant en vacances, que nos tribulations scolaires se vivraient désormais séparément.
Je ne l'ai jamais revu.