Disparu en Normandie, 1944
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Chapitre 5 No.5

Finalement, l'homme est autorisé à quitter l'établissement. Il était grand temps car il avait déjà réfléchi au moyen de se faire la belle.

Lors de son dernier échange avec Heinrich Himmler, il a cependant évité d'exulter devant lui. Ce dernier lui a recommandé de suivre scrupuleusement son traitement et d'éviter les boissons alcoolisées. Il a répété les multiples consignes de prudence habituelle. Il aurait promis n'importe quoi au médecin-chef afin de pouvoir prendre le large le plus vite possible et se consacrer à ses préparatifs si importants. Quelle horrible frustration s'il avait manqué l'Évènement ! En faisant sa valise avec fébrilité, il n'a pas oublié d'embrasser le formidable porte-bonheur qui donne un sens à sa vie depuis tant d'années...

***

- Pourquoi mon papa ne vient pas me voir ? se lamente la vieille femme affalée sur un fauteuil, retenue par une sangle qui l'empêche de glisser sur le sol.

Philippe regarde sa mère en secouant la tête.

- Tu veux dire ton mari André, mon père ? Tu sais bien qu'il est mort et enterré !

- Non, je ne savais pas, pourquoi personne ne m'a rien dit ?

- Mais si, je te l'ai dit, mais tu as oublié. Tu sais bien que tu as des problèmes de mémoire.

Elle ne répond pas et ses yeux commencent à papillonner. Philippe constate que son attention est en train de faiblir. Sa maigreur s'accentue de plus en plus et ses périodes d'éveil se raréfient progressivement.

- Bon, je vois que tu es fatiguée, je vais te laisser te reposer.

Philippe quitte la maison de retraite le cœur lourd comme à chacune de ses visites. Tantôt sa mère le reconnaît, tantôt elle le prend pour un étranger, voire un intrus. Dans ces cas, elle devient vite agressive et il ne peut que repartir rapidement. Le seul point positif est qu'elle ne semble pas souffrir d'avoir quitté sa maison. Il est vrai que le personnel est très patient et doux avec les résidents qui souffrent tous de la même maladie. Mais il redoute d'être confronté à son image lorsque son état se sera encore aggravé et qu'elle ne sera plus qu'une ombre au milieu des vivants.

***

Il reprend la direction de Limoges plongé dans ses pensées. Il est devenu indifférent au rugissement du moteur de sa voiture de sport et ne cherche plus à être collé au siège par des accélérations brutales. Depuis la disparition de son père, il partage son temps entre son activité au CHU, les visites à sa mère et l'organisation de son enquête sur la disparition de son grand-père comme il en a fait le serment. Ses aventures féminines multiples ont perdu de leur piquant et il préfère souvent rentrer directement chez lui après le travail.

Son père lui avait donné des conseils pour organiser ses recherches et il lui avait, en particulier, suggéré de reprendre contact avec son oncle Pierre, le frère de Jean.

***

Parallèlement à ses cours, et le bras toujours en écharpe, Valérie a repris sa préparation de l'agrégation d'histoire. Aujourd'hui, elle cherche des documents à la bibliothèque municipale située au bas de la rue Turgot. En venant là, elle se dit toujours que le quartier est riche en culture avec la faculté de droit et le Grand théâtre. Mais, dans quelques semaines, elle devra changer de lieu car la Bibliothèque francophone multimédia ouvrira ses portes sur le site de l'ancien hôpital, à deux pas de l'Hôtel de Ville. Elle pose le lourd volume sur la longue table, s'assoit et, carnet de notes en main, elle s'y plonge en appréciant que son épaule ne soit plus douloureuse.

Philippe lève les yeux de sa lecture et observe cette jolie femme rousse à fines lunettes rondes qui s'installe à l'autre bout de la salle. Belle allure et démarche assurée. Il se demande où il l'a déjà vue quand soudain, remarquant le bandage, il se souvient. Bien sûr, c'est la jeune professeure qu'il a anesthésiée un dimanche matin, il y a environ trois semaines. Il ne doit pas y avoir beaucoup d'habitantes de la ville avec des cheveux presque rouges et coupés au carré comme elle. Sur quoi travaille-t-elle ? Il ne lui avait pas demandé ce qu'elle enseignait. Il ferme son livre sur le débarquement en Normandie. Déjà deux heures qu'il y est plongé et il commence avoir du mal à se concentrer. Il préfère regarder à la dérobée la jeune femme affairée qui tapote son stylo contre son menton en lisant. Elle est très séduisante en tenue stricte mais élégante. Pourquoi ne pas aller se présenter à elle ?

Valérie fronce les sourcils en voyant une haute silhouette s'avancer vers elle. Que veut cet homme qui maintenant se penche et lui parle à voix basse :

- Madame, excusez-moi de vous importuner, vous ne me reconnaissez pas ?

- Non, désolée monsieur.

- Je suis l'anesthésiste qui s'est occupé de vous pour votre intervention sur l'humérus.

Valérie se frappe le front en riant. Elle se souvient d'un grand et large personnage tantôt en blouse tantôt en tenue de salle d'opération avec juste les yeux découverts. Mais elle n'était pas en état de remarquer qu'avec ses cheveux bruns coupés très courts, son front haut et ses yeux en amande, il ressemble à Tom Hanks ! En tout cas, devinant son stress, il avait été très patient et sympathique. Elle reprend vite ses esprits.

- Ah oui, d'accord. Vous êtes très différent sans vos déguisements.

- Alors, comment allez-vous ?

- Très bien, je ne souffre plus et je n'ai pas attendu bien longtemps pour reprendre mes cours. Voulez-vous vous asseoir quelques minutes ?

Philippe est obligé de s'approcher pour ne pas élever la voix. Il respire alors son parfum fleuri, il reconnaît « Trésor de Lancôme » porté par une de ses conquêtes. S'il se souvient de sa patiente, il n'avait pas souvenir de son regard fascinant vert pâle.

- Vous êtes professeur, au Lycée Léonard Limosin, je crois. Quelle matière enseignez-vous ?

- L'histoire.

Il reste bouche bée et se gratte la tête en la regardant d'un air étonné.

« Qu'est-ce qui lui prend ? » se demande-t-elle

- Quoi, j'ai dit quelque chose qu'il ne fallait pas ?

- Non, pas du tout. C'est une coïncidence extraordinaire. Je crois que j'aurais besoin de vos lumières. Accepteriez-vous que je vous offre un rafraîchissement quand vous aurez terminé ?

Valérie trouve que l'anesthésiste va vite en besogne. Finalement, n'est-ce pas un vulgaire macho qui cherche fortune ? Ce qu'elle déteste le plus. Elle n'aurait pas dû l'inviter à s'asseoir. Sentant le malaise, en quelques mots, Philippe résume si bien l'objet de ses investigations qu'il réussit à éveiller sa curiosité.

***

La chaleur de ce mois de mai est forte sans être étouffante, et ils savourent un jus de fruits à la terrasse d'un café. Philippe ne veut pas donner l'impression de vouloir d'emblée mettre à contribution la jeune femme. Il laisse plutôt s'instaurer une conversation à bâtons rompus qui leur permet de mieux faire connaissance. Son parcours médical insolite, militaire puis civil, suscite l'étonnement de Valérie.

De son côté, Philippe découvre qu'elle a un enfant de cinq ans et qu'elle a perdu son mari dans un accident de la circulation. Il n'avait pas souvenir d'un tel contexte familial au moment de son hospitalisation. Il est vrai qu'il lui avait simplement demandé son métier et surtout ses antécédents médicaux. Tandis qu'il compatit, il sent refroidir brutalement ses ardeurs et décide une fois pour toutes de garder ses distances.

- Vous allez donc passer l'agrégation, bravo madame Leblanc, vous avez du courage.

- Oui, d'abord un écrit de 7 heures pour l'admissibilité, puis 3 mois plus tard, si tout va bien, une épreuve orale avec 6 heures de préparation et 1 heure d'exposé. Tout cela est prévu entre janvier et avril 1999.

- C'est un sacré challenge !

- Résultat, 10 % de réussite au concours interne réservé aux enseignants comme moi. Pour les candidats qui sortent de la fac c'est un peu plus. Mais je suis très motivée et je me suis remise au bachotage comme quand j'étais étudiante.

- Et quelle est votre période de prédilection ?

- Il faut tout travailler, mais j'ai une nette préférence pour l'histoire contemporaine. Avec un faible pour la Deuxième Guerre mondiale qui est le pivot du XXesiècle, et ensuite la décolonisation, la guerre d'Algérie, et tutti quanti. J'ai d'ailleurs fait un travail sur le Débarquement pour le cinquantième anniversaire en 1994.

Philippe veut en savoir plus :

- Que font vos parents ?

- Ils sont jeunes retraités. Ils étaient instituteurs tous les deux.

- Ils vous ont donc en quelque sorte transmis le virus de l'enseignement. Mais pourquoi avoir choisi l'histoire ?

Valérie lève son verre et, pensive, dessine des arabesques sur la buée avant de répondre :

- Je crois que c'est à cause de mon père. Il a participé à la guerre d'Algérie dans sa jeunesse, mais il a toujours refusé de m'en parler. Mon choix de carrière est peut-être une manière de percer ce mystère...

- En tout cas, poursuit-elle, ils m'aident beaucoup dans ma préparation de concours en s'occupant souvent de leur petit fils.

Se rendant compte qu'il pose des questions très personnelles, Philippe recentre la discussion.

- Bon, il est temps que je vous donne tous les détails sur la disparition de mon grand-père...

Valérie écoute Philippe sans l'interrompre. Elle trouve l'échange avec le médecin agréable. Contrairement à ses craintes initiales, il reste très correct. Ça la change de ses collègues masculins du Lycée qui regardent la jeune veuve qu'elle est comme un nouveau gibier à accrocher à leur tableau de chasse. Malgré ses manières un peu raides d'ancien militaire, il sait écouter, parle avec douceur et il a même semblé ému à l'aveu de son drame. Au fur et à mesure qu'il avance dans son récit, elle le trouve de plus en plus captivant. Quand il s'interrompt et la regarde d'un air interrogateur. Elle réfléchit longuement avant de déclarer :

- Je comprends votre projet de retrouver la trace de votre grand-père Jean en Normandie et je le trouve passionnant. Le Débarquement m'a toujours fasciné. C'est le jour charnière de la Seconde Guerre mondiale. S'il avait échoué, il aurait fallu au moins deux ans pour en réorganiser un autre. Pendant ce temps, les Allemands n'auraient-ils pas eu le temps de fabriquer la bombe atomique, alors qu'ils maîtrisaient déjà la technologie des fusées ? Que serait devenu le monde ?

La jeune femme observe son interlocuteur qui s'est assombri en imaginant un Nazisme triomphant et poursuit :

- Mais vous, docteur Fraisseix, petit-fils de médecin des commandos Kieffer, je ne dois pas avoir grand-chose à vous apprendre sur le jour J.

- J'ai honte d'avouer ce qui va vous sembler être un paradoxe. J'ai tellement entendu parler de cela par mon père depuis toujours que je n'ai jamais cherché à en savoir plus. Évidemment, je n'en ai jamais rien laissé paraître.

- Allons, vous avez visité les plages du 6 juin, tout de même ? ironise Valérie.

- Oui, trois fois. Deux fois quand j'étais enfant, dans les années 60. J'en garde juste le souvenir de chars et de canons rouillés, de blocs de béton et de croix blanches à perte de vue. J'y suis retourné avec mon association d'anciens combattants du Golfe, il y a quatre ans, en 1994 à l'occasion des commémorations du cinquantième anniversaire. Mais en dehors des libations exubérantes et des brumes alcooliques, nous avons surtout cherché à apercevoir Bill Clinton, Mitterrand et les autres V.I.P...

- Bravo, je ne vous félicite pas, docteur !

- Mae culpa, madame le professeur.

- Je vous prie de m'excuser, mais il va falloir que je me replonge dans mes révisions, dit-elle en regardant sa montre.

Philippe fait signe au garçon pour régler la note. Puis ils se lèvent tous les deux et s'apprêtent à quitter le café quand une idée lui traverse l'esprit :

- Je dois aller rendre visite à mon grand-oncle Pierre un dimanche après-midi. C'est le frère de mon grand-père. Peu avant sa mort, mon père m'a appris que Pierre disposerait d'un document important.

Il hésite un peu avant de se jeter à l'eau :

- Seriez-vous d'accord pour m'accompagner ? Pendant le trajet jusqu'à Brive, vous pourriez me briefer sur le Jour J et les commandos Kieffer. Quant à Pierre, il devrait vous intéresser entre son combat dans le maquis limousin et ce qu'il nous apprendra sur Jean.

- Pourquoi pas ? répond-elle après quelques secondes de réflexion.

***

Le VSL vient de déposer l'homme devant chez lui. Comme après chaque séjour forcé chez Heinrich Himmler, sa petite maison lui fait l'effet d'un palais. Par contre les mauvaises herbes tout autour ont bien profité de son absence.

Tout à coup, un doute affreux éteint son enthousiasme. Des malfaisants n'en ont-ils pas profité pour visiter les lieux, violer son intimité, et même – comble de l'horreur – réussi à percer ses secrets ?

Il fait le tour de chez lui plusieurs fois, recherchant attentivement des traces de pas et des indices d'effraction sur les portes et fenêtres. Aucun. Mais cela ne le rassure pas pour autant, car il sait que les meilleures serrures n'arrêtent pas les professionnels. Aussi, une fois rentré, même si tout semble à sa place, il passe des heures à chercher si des micros n'ont pas été dissimulés derrière ses meubles, son téléviseur ou dans son téléphone. La cuisine et la salle de bain n'échappent pas à son inspection minutieuse. Sans succès.

À minuit, il finit enfin par s'allonger et, abruti par ses médicaments et épuisé par ses interminables recherches, il s'endort aussitôt.

                         

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