Disparu en Normandie, 1944
img img Disparu en Normandie, 1944 img Chapitre 3 No.3
3
Chapitre 6 No.6 img
Chapitre 7 No.7 img
Chapitre 8 No.8 img
Chapitre 9 No.9 img
Chapitre 10 No.10 img
Chapitre 11 No.11 img
Chapitre 12 No.12 img
Chapitre 13 No.13 img
Chapitre 14 No.14 img
Chapitre 15 No.15 img
Chapitre 16 No.16 img
Chapitre 17 No.17 img
Chapitre 18 No.18 img
Chapitre 19 No.19 img
Chapitre 20 No.20 img
Chapitre 21 No.21 img
Chapitre 22 No.22 img
Chapitre 23 No.23 img
Chapitre 24 No.24 img
Chapitre 25 No.25 img
Chapitre 26 No.26 img
Chapitre 27 No.27 img
Chapitre 28 No.28 img
Chapitre 29 No.29 img
Chapitre 30 No.30 img
img
  /  1
img

Chapitre 3 No.3

L'homme est allongé sur son lit, immobile dans la pénombre. Son regard est fixé sur la fenêtre dont les volets clos laissent filtrer la vive lueur de la pleine lune. Il perçoit une sourde menace et sa poitrine est serrée par une angoisse diffuse. Il redoute que le sommeil ne le plonge à nouveau dans un monde peuplé de visions effrayantes. Mais il a pris soin de faire semblant de dormir quand il a entendu la porte s'ouvrir doucement, des pas discrets s'approcher et un regard insistant se poser sur lui.

Il sait qu'il doit absolument ne rien laisser transparaître de ses démons s'il veut réussir à convaincre celui qui décide de son avenir. Il attend avec de plus en plus d'impatience le jour de la décision. Mais quel en sera le résultat ?

***

Une semaine après la fugue de sa mère, au retour de sa journée de travail, Philippe tourne la clé de la serrure de son appartement. Il est heureux d'avoir eu confirmation que son jeune réanimé ne garde aucune séquelle apparente de son arrêt cardiaque au bloc opératoire. Seule la consolidation de sa fracture du fémur demandera un peu de temps pour n'être plus qu'un mauvais souvenir. La porte à peine ouverte, la sonnerie du téléphone retentit. Philippe se précipite pour décrocher en se demandant s'il n'a pas oublié quelque chose à l'hôpital. Non, c'est encore la voix de son père :

- Allô, Philippe, excuse-moi de te déranger à nouveau.

- Non, pas de problème. Que se passe-t-il ?

- Je t'appelle de l'hôpital de Saint-Junien.

- ...

- Rien de grave, ne t'inquiète pas. J'avais juste mal au ventre et de la fièvre cette nuit. Comme mon docteur est en congé aujourd'hui, je suis allé aux Urgences ce matin. J'ai eu une prise de sang et des radios. Le docteur Broussaud m'a dit : « je pense que vous avez des calculs dans la vésicule biliaire, je vous opérerai demain si ça ne va pas mieux. » Mais avec les perfusions et la vessie de glace, je me sens déjà mieux !

- Bon, d'accord. Rien de trop méchant a priori et de toute façon, je connais bien Dominique Broussaud. C'est un excellent chirurgien. Et aussi très gentil, ce qui ne gâte rien. Mais qui s'occupe de maman ?

- Les voisins d'à côté ont proposé de la garder le temps où je serai hospitalisé. Comme elle les aime bien, ça devrait aller.

- Oui, ça ira pour cette nuit. Mais demain c'est samedi et je ne suis pas de service. Je descendrai vous voir.

- Tu n'es pas obligé Philippe. Tu as besoin de repos les week-ends où tu es libre.

- Allez papa, ne te soucie pas de moi, je vais bien. À demain.

Le lendemain à 8 heures, le Dr Broussaud a appelé Philippe pour l'avertir qu'il allait opérer son père. À la fin de l'échange, il a eu une phrase sibylline : « J'espère que ce sont bien des calculs que je vais trouver... » Philippe n'a pas relevé sur le moment, mais il y repense durant le trajet de Limoges à Saint-Junien.

Il se dirige d'abord vers la maison des voisins de ses parents pour s'assurer que tout se passe bien pour sa mère. Rassuré, il se rend ensuite au centre hospitalier. L'infirmière qui le reçoit en service de chirurgie lui explique que son père est déjà en salle de réveil et que le Dr Broussaud l'attend dans son bureau. En s'y rendant, Philippe est étonné sur la rapidité de l'opération. Il se dit que c'est bon signe, car enlever une vésicule pleine de calcul ne prend pas longtemps pour un bon praticien. « Dr Dominique Broussaud » est inscrit sur une plaque métallique apposée sur la porte. Après un instant d'hésitation, Philippe frappe :

- Entrez, fait une voix forte.

Le médecin se lève et serre la main de son visiteur, puis il se rassoit derrière son bureau en l'invitant à en faire autant dans le fauteuil en face.

- Bon Philippe... je voulais te voir... commence le Dr Broussaud la mine grave, en cherchant ses mots.

- Oui ?

Philippe pressent qu'il y a un problème et, sentant le malaise de son interlocuteur, il lui demande :

- Comment s'est passée l'opération ?

- Eh bien, pas du tout comme prévu, car j'ai trouvé une... grosse masse au niveau du pancréas.

Philippe sent son corps se glacer.

- Tu penses que c'est un cancer ? parvient-il à articuler.

- Oui. Et je n'ai pas pu l'enlever. Il y a aussi des localisations au foie. Et peut-être aux poumons au vu de sa radio thoracique.

Philippe sonné se tait. Le Dr Broussaud respecte son silence avec une expression sincèrement désolée. Puis il reprend la parole sans conviction :

- Il est quand même possible de lui proposer une chimiothérapie.

- Un cancer du pancréas compliqué de métastases hépatiques et pulmonaires. Une chimio pourra lui faire gagner tout au plus quelques mois. Sans parler des effets secondaires.

Le chirurgien opine en soupirant puis reprend :

- Philippe, penses-tu que je pourrai lui annoncer la vérité ? Pourra-t-il l'affronter ? Ne pas faire de bêtise ?

- Oui, je pense que tu pourras tout lui dire. Mon père est un ancien militaire. Il a toujours été un battant

Deux jours se sont écoulés quand le malade est autorisé à se lever. André est au fauteuil dans sa chambre d'hôpital une couverture sur les genoux et sourit à l'arrivée de son fils après sa journée au CHU. Philippe s'assoit face à lui, satisfait que son ami chirurgien lui ait trouvé une chambre seule. Pour la première fois il se rend compte de l'amaigrissement de son père. Lui qui était solidement charpenté, flotte dans sa chemise d'hôpital. Ses yeux ont pris une curieuse couleur jaune. Cependant André veut rassurer son fils :

- Je me sens beaucoup mieux, même si je sais que le problème n'est pas réglé.

Philippe sent alors qu'il peut avoir une véritable conversation avec son père et questionne :

- Tu as parlé avec le docteur Broussaud ?

- Oui, il m'a rendu visite hier soir et il m'a tout expliqué.

- Que t'a-t-il dit exactement ? demande prudemment Philippe qui a peur de commettre un impair.

André joue avec la tubulure de la perfusion d'un prend un air pensif et répond :

- Il m'a dit que j'avais un cancer du pancréas inopérable. Le seul traitement possible est une chimiothérapie.

Philippe approuve de la tête. Son père continue :

- D'après ce que j'ai compris, la chimio ne peut que freiner la maladie. Elle provoque souvent des effets indésirables aussi déplaisants que le cancer lui-même. C'est pourquoi j'ai décidé que je ne voulais aucun traitement. Juste ne pas souffrir. Mais, avec un fils anesthésiste, je ne m'inquiète pas. Le chirurgien m'a conseillé de prendre du temps pour mieux réfléchir et d'en discuter avec toi. Mais ma décision est irrévocable.

Quelle lucidité et quel courage ! songe Philippe avec admiration. Je reconnais bien mon père.

André tend le bras et attrape une boîte sur sa table de nuit. Il la présente à son fils qui reste silencieux :

- Tiens, prends donc une pâte de fruits, c'est un cadeau des voisins qui m'ont rendu visite hier.

Philippe se sert machinalement.

- Ne sois pas triste. J'ai bien réfléchi à tout cela. J'estime que j'ai réussi ma vie. Ta mère et moi avons eu une vie agréable et la chance d'avoir un fils unique dont nous sommes très fiers. Je sais que tu t'occuperas bien d'elle, même s'il faut maintenant que nous la mettions en maison de retraite. Je ne sais même pas si elle s'apercevra de son changement de résidence et de mon absence. La mort ne me fait pas peur, car j'ai la foi et je sais que je vais bientôt rejoindre mes chers parents.

***

Deux semaines plus tard, André est rentré chez lui. Il est encore en capacité de se débrouiller seul, mais s'occuper de sa femme est devenu de plus en plus difficile pour lui malgré le passage journalier de l'aide-ménagère.

Philippe est assis au salon avec ses parents et sirote à petite gorgée le tilleul menthe brûlant préparé par son père qui s'active autour de lui. Sa mère est devenue totalement passive depuis l'hospitalisation de son mari. Elle est incapable de boire seule et attend son tour le regard vide, un bavoir attaché autour du cou. André a attendu que l'infusion refroidisse et l'a épaissie avec une poudre spéciale. Il porte les cuillérées à la bouche de sa femme avec une grande douceur. Il se tourne vers son fils avec un triste sourire :

- Tu vois, on se demande qui est le plus malade ici.

- En tout cas, tu as mis tout le monde au tilleul menthe dans la maison, essaie de plaisanter Philippe.

Pendant que le père termine sa tâche, il redécouvre la pièce si familière dans le passé. Des photos et décorations sous verre tapissent les murs. Photos de lui enfant dans différentes villes de France où son père a été affecté, car les gendarmes ne doivent pas rester trop longtemps dans la même ville pour éviter le « copinage ». Cliché de sa mère jeune, l'allure et le regard déterminé d'une femme très active. Qui n'a pas exercé son métier d'aide-soignante pour suivre son mari dans sa carrière militaire. Toujours en mouvement, s'occupant de son mari et de Philippe sans répit. « Ma petite fourmi » ou « ma petite abeille » la surnommait son père, car elle avait des réparties parfois piquantes. Ne pouvant s'imaginer ce que le destin lui réservait. Au milieu de cette exposition de toute une vie sur quelques mètres carrés de papier peint trône une photo. C'est un agrandissement flou de Jean Fraisseix en uniforme britannique, celui des hommes du commandant Kieffer, les premiers Français qui ont foulé le sol de la mère patrie le 6 juin 1944.

Un craquement sort Philippe de sa rêverie. Il tourne la tête et voit que son père a pris place à côté de lui sans qu'il s'en rende compte. Sa mère somnole sur son siège.

André se penche vers lui :

- Il faut qu'on parle fils.

Suivant le regard de Philippe, il ajoute :

- Oh ! On peut échanger librement devant ta pauvre mère.

Philippe pose sa tasse sur la table basse en hochant la tête. André fait alors part de ses dernières volontés. Croyant et pratiquant, il a déjà eu un entretien avec le prêtre de la paroisse. Il a aussi contacté la Maison de retraite pour y installer sa femme le plus confortablement possible, entourée de ses objets familiers. Il sent bien qu'il ne pourra plus l'accompagner bien longtemps. Comme Philippe est fils unique, il lui lègue sa maison et son épargne, sauf un don à l'Hôpital et au Secours catholique.

André se lève et va retirer de son support la photographie de son père Jean et revient s'asseoir. Il la pose lentement, d'un geste quasi mystique sur ses genoux. Il la caresse du regard les yeux humides et explique :

- Je te parle de ton grand-père depuis que tu es enfant, tu le sais bien. Comme il est né en 1914, il aurait 84 ans aujourd'hui. Je t'avoue que le plus grand regret de mon existence est de ne pas savoir ce qui lui est arrivé. La formule lapidaire « Porté disparu en opération » figurant sur tous les papiers officiels a hanté ma vie. J'avais douze ans en 1944 et, au début, je pensais qu'il avait été tué. Comme pendant la Grande Guerre lorsque des poilus étaient volatilisés par les obus de gros calibre. Les années passant, je ne pouvais chasser l'idée affreuse qu'il ait pu quitter sa famille pour en retrouver une autre en Angleterre où il avait séjourné. Je me demandais aussi s'il n'avait pas erré amnésique et sans plaque d'identité après la bataille. Et se retrouver dans un asile quelconque pendant des années et des années. Mais, s'il est bien mort, je ne peux accepter qu'il n'ait pas de sépulture décente. Je voulais me consacrer à retrouver sa trace après ma retraite de la gendarmerie mais ta mère est tombée malade à la même époque. Maintenant, mes jours sont comptés et...

La voix d'André se brise et il fixe son fils avec intensité. Philippe, bouleversé par les confidences de son père, a déjà compris :

- Papa, je te jure solennellement de tout faire pour réaliser ton projet.

André prend alors les deux mains de son fils et les étreint avec force :

- Merci, mon petit, je sais que je peux partir tranquille maintenant.

            
            

COPYRIGHT(©) 2022