Disparu en Normandie, 1944
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Chapitre 2 No.2

Tout a commencé en 1975 quand il a débuté ses études de médecine en s'engageant dans l'armée, car les moyens de ses parents ne leur permettaient pas de financer dix ans d'études. Issu d'une famille de militaires, le port de l'uniforme ne lui posait pas de problème. Son grand-père paternel, Jean Fraisseix, est le héros de la famille, médecin des Commandos Kieffer, malheureusement disparu en Normandie en 1944. Être médecin et militaire comme lui a rempli de fierté son père André qui n'était que gendarme.

Ce dernier ne tarissait pas d'éloges sur le glorieux Béret vert et lui avait répété maintes fois dans son enfance : « Nous t'avons baptisé Philippe en l'honneur de Philippe Kieffer, le chef de ton grand-père. »

C'est ainsi que Philippe a fait ses études à Lyon jusqu'en 1986 et qu'il est devenu médecin anesthésiste-réanimateur militaire. Ce n'est que depuis trois ans, en 1995, qu'il est revenu dans sa région natale avec le grade de commandant de réserve et exerce au CHU de Limoges.

Mais dans l'intervalle, la Guerre d'Irak l'a sorti de la routine des missions humanitaires en Afrique ou au Liban. Des mois interminables dans une chaleur écrasante l'attendaient dans les camps du désert d'Arabie Saoudite, tandis qu'hommes et matériels de tous les pays alliés affluaient encore et encore. Philippe n'échappait pas à la question lancinante : l'armée de Saddam Hussein était-elle aussi redoutable que décrite par beaucoup ?

Pendant tout ce temps, sa principale activité était de participer sans enthousiasme aux innombrables exercices de décontamination et aux séances de vaccination à la chaîne contre tous les agents infectieux possibles.

Philippe se voulait rassurant dans les courriers envoyés à ses parents. Mais il sentait bien que son père masquait son inquiétude par des phrases enthousiastes de fierté et d'encouragements le comparant à son glorieux grand-père Jean, lui aussi médecin militaire

En février 1991, après des semaines d'intense matraquage aérien, débutait enfin l'offensive terrestre. Cette fois, enfin de l'action, une course contre la montre était engagée dans le désert Irakien. Au bout de quelques heures l'équipe médico-chirurgicale de Philippe était embarquée dans des hélicoptères de transport pour suivre les troupes de choc qui rencontraient peu de résistance. Avant le décollage, le chirurgien lui a demandé en lui tapant sur l'épaule :

- Sais-tu qui nous aide dans ce secteur ?

Philippe a secoué la tête d'un air interrogatif.

- La 82eet la 101edivision aéroportée américaine, mon vieux. Oui, les descendants de ceux qui ont sauté autour de Sainte-Mère-Église le 6 juin 1944 !

Il s'est alors rappelé qu'il avait parlé à son collègue de son grand-père Jean et du Débarquement.

Philippe n'a plus d'autre souvenir marquant de l'avance foudroyante de l'armée française en territoire irakien : 150 km en 48 h. Le nœud routier, la base aérienne et le village d'Al Salman, objectifs de l'attaque, étaient tous pris sans aucune perte de leur côté. Ne se sentant pas la fibre guerrière de son aïeul, il s'était dit qu'il avait eu peur pour rien...

Mais le jour de la fin des opérations allait démontrer à Philippe l'absurdité de cette guerre. En investissant sans combattre le fort de la ville, ancien poste de commandement des Irakiens, les hommes ont été victimes d'explosions de mines d'origine américaine. Des bombes dites à sous-munitions avaient été larguées ici. Elles avaient dispersé une multitude de petits engins meurtriers. Philippe a compris qu'on était loin des « frappes chirurgicales » vantées par les états-majors alliés et à l'origine de « dégâts collatéraux », selon l'expression consacrée. Ce n'était pas seulement des troupeaux de chèvres et leur berger qui en étaient victimes, mais aussi des femmes et des enfants. L'apothéose de l'aberration était atteinte quand deux soldats français ont été tués et 23 autres blessés par ces engins de mort en explorant la place forte. Il en a résulté un brutal afflux de brancards sous la tente où Philippe et ses collègues officiaient. Suivi de plus de vingt-quatre heures ininterrompues d'anesthésies et d'opérations, dont celle du jeune en arrêt cardiaque qui l'a tant marqué...

Le lendemain soir, Philippe exténué, accompagnait le transfert aérien des blessés vers les hôpitaux français. Il terminait cette guerre insensée en avril à Koweit City en sécurisation des équipes de déminage en action dans la ville.

Cette dernière mission avait éteint sa vocation militaire déjà peu ancrée. Comment comparer ce qu'il avait vécu avec l'engagement de son grand-père contre les nazis ? Sa décision était prise, dès la fin de son engagement, il regagnerait la vie civile pour revenir exercer à Limoges, sa ville natale.

Il sent enfin l'engourdissement bienfaisant du sommeil le gagner quand la sonnerie du téléphone brise le silence de la nuit. Il a l'impression d'émerger d'un puits sans fond. Il se croit de garde à l'hôpital et manque de faire tomber le combiné en décrochant trop brusquement. Son cœur s'emballe en entendant la voix de son père.

***

- Allô, Philippe ?

- Oui, qu'est-ce qui se passe ?

- Désolé de te réveiller, mais je suis très inquiet pour ta mère.

- ...

- Elle a réussi à se sauver de la maison, pendant que je dormais.

- Tu es sûr qu'elle ne s'est pas cachée quelque part à l'intérieur ?

- Oui, j'ai cherché partout. Et je me suis enfin aperçu que la porte d'entrée n'était plus verrouillée.

- Bon, j'arrive, s'entend dire Philippe d'une voix rauque et pâteuse.

Un comprimé d'amphétamine comme à la guerre et il saute dans son petit roadster Mercedes SLK, son coup de cœur de l'année dernière. « Une voiture de frimeur » avait dit son père. « J'assume » avait rétorqué Philippe. En tout cas, il ne va pas mettre longtemps pour le rejoindre à Saint-Junien. L'air frais qui lui fouette le visage par la vitre ouverte finit de le réveiller complètement.

Il reconnaît que les troubles neurologiques de sa mère deviennent extrêmement difficiles à gérer pour son père. Au début, en 1992, il y a 6 ans déjà, elle se plaignait de quelques trous de mémoire. Elle oubliait parfois un rendez-vous chez le coiffeur – pourtant important pour elle – perdait ses clés, etc. Rien de trop inquiétant en prenant de l'âge. Puis de plus en plus souvent. Les accrochages en voiture se sont multipliés. Leur médecin traitant a annoncé le douloureux verdict à son père : Alzheimer. Au début celui-ci l'a caché à Philippe. Quand il rendait visite à ses parents, sa mère lui semblait, comme d'habitude, souriante et attentionnée. Mais elle se montrait évasive sur les sujets complexes et, sous le regard gêné de son mari, elle apportait des explications plausibles à ses difficultés :

- Je ne conduis plus car ma vue a baissé. D'ailleurs, j'ai aussi du mal à lire. Mais je vais bientôt consulter l'ophtalmologiste.

Philippe avait trouvé étrange que son père fasse la cuisine alors que sa mère était un fin cordon bleu :

- Ta mère souffre de rhumatismes dans les mains en ce moment, alors je donne un coup de main pour la popote.

Philippe était alerté mais ne voulait pas voir la réalité. Cependant, un jour où il passait le seuil de la maison, sa mère venue l'accueillir a eu un mouvement de recul et elle a appelé son père :

- André, viens vite, il y a un monsieur.

Philippe a dû alors affronter la vérité. Sa mère perdait complètement ses facultés intellectuelles. Peu à peu, la situation s'est aggravée. Elle parlait de moins en moins et restait assise dans son fauteuil le regard dans le vide. Elle prenait soudain une expression angoissée, traversée d'on ne sait quelle noire pensée. Ou elle se levait brusquement et tournait dans la pièce à la recherche de quelque chose connu d'elle seule.

Son père lui avait expliqué à voix basse et les larmes aux yeux :

- Maintenant je suis obligé de l'aider à s'habiller correctement, à se boutonner. Elle me dit « papa » par moments. Je dois la surveiller sans cesse. Je redoute qu'elle fasse des bêtises. Je ferme à clé la cuisine à cause du gaz. Elle cherche aussi à sortir de la maison...

Philippe a le cœur serré en se remémorant cette lente déchéance. Mais déjà il passe le panneau « Saint-Junien ». Peu après il voit son père qui l'attend devant sa maison.

- Merci, Philippe, d'être venu aussi vite. J'ai eu peur qu'elle soit tombée dehors. Alors j'ai fait le tour de la maison avec ma lampe électrique mais je ne la vois pas. J'hésite à appeler les gendarmes car je les connais tous et ça me gêne. Mais si à deux, on ne la retrouve pas, il faudra bien en passer par là.

- Oui, tu as bien fait. Heureusement, cette nuit il fait doux et sec. On va explorer le quartier chacun de notre côté. Donnons-nous une demi-heure de plus et après on appellera la gendarmerie.

- D'accord.

Ils partent chacun de leur côté. À une centaine de mètres, passé l'angle de la rue, l'attention de Philippe est attirée par une silhouette immobile, assise dans un Abribus sous la lumière blafarde de l'éclairage public. Il accélère le pas et arrivé plus près, il reconnaît sa mère très digne, en robe de chambre, un foulard sur la tête et son sac à main sur les genoux. Elle lève les yeux et lui sourit :

- Ah bonjour Philippe. C'est gentil de venir me chercher, le bus n'arrive pas.

- Bonjour maman. Où veux-tu donc aller ?

- Je veux rentrer à la maison, répond-elle l'air étonné de sa question.

Avec beaucoup de douceur et de paroles apaisantes, il réussit enfin à la ramener chez elle. Il fait tout pour lui cacher les larmes qui coulent sur son visage...

            
            

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