L'homme entre et, sur un signe, il s'assoit sur une chaise face à son impitoyable geôlier. C'est un grand échalas glacial, au visage inexpressif barré d'une fine moustache. Il porte des lunettes rondes cerclées de métal aux verres épais de myope. La première fois où il l'a vu, il lui a fait penser à Heinrich Himmler. Ou à un serpent venimeux, ce qui n'est pas plus engageant...
Le cobra siffle des questions qu'il écoute attentivement avant de répondre avec le plus grand calme et sérieux. Le reptile hoche la tête en répétant « bien, bien » tandis qu'il tapote ses fiches avec son stylo.
Ouf, il lui fait signe que l'entretien est terminé. Quel va être son verdict ?
S'il n'est pas autorisé à quitter les lieux d'ici fin mai, il lui faudra procéder autrement et tant pis pour les conséquences...
***
Valérie s'est accordé une pause dans la préparation de son concours. Elle profite ainsi de ce samedi après-midi printanier pour flâner dans les rues du centre de Limoges avec son fils âgé de cinq ans. Elle lui a acheté une nouvelle paire de chaussures de sport, un short et un blouson léger. Elle en a profité pour regarder les vitrines. Mais Kevin s'est vite impatienté et, en lui tenant la main, elle a pris plus tôt que prévu la direction de leur appartement rue des Arènes. Elle se promet de revenir avec sa mère pour choisir ensemble des vêtements d'été. Son père sera ravi de passer une après-midi avec son petit-fils.
Ils traversent la rue en arrivant à la hauteur de la porte de l'immeuble. Soudain un grand choc, et la jeune femme est projetée au sol sans comprendre ce qui lui arrive. Etourdie, les oreilles bourdonnantes, elle se redresse et cherche Kévin des yeux. Ce dernier est debout en train de pleurer mais il a l'air indemne. Un homme se penche vers elle pour l'aider à se relever.
- Madame, vous êtes blessée ?
- Non, je ne crois pas.
Il se confond en excuses.
- Je suis tellement désolé. Je passais en vélo et je crois que vous ne m'avez ni vu ni entendu. Je pense que le camion en stationnement vous a gênée. Je n'ai même pas eu le temps de freiner.
- J'étais distraite, c'est de ma faute, excusez-moi. J'espère que vous ne vous êtes pas fait mal.
- Non, non. Juste quelques égratignures, ce n'est rien. Et vous, vous êtes sûre que ça ira ?
- Oui, merci, je suis juste un peu secouée.
Tandis que le cycliste s'éloigne, Valérie s'assure que son fils va bien. Voulant sécher ses larmes, elle ouvre son sac à main pour chercher des kleenex quand une douleur fulgurante à l'épaule gauche bloque son geste.
- Kevin, on va rentrer et je vais téléphoner au docteur, j'ai un souci à l'épaule.
***
Deux heures plus tard, Valérie est allongée sur un brancard du service des urgences. Devant son épaule très enflée et douloureuse, son médecin a suspecté une luxation et préféré la faire hospitaliser. Comme ses parents habitent aussi à Limoges, ils sont venus aussitôt chez elle pour garder Kevin. Par chance, elle n'a pas trop attendu avant d'être examinée par l'interne puis passer une radio. Le bandage et la perfusion de calmant l'ont très vite soulagée. Maintenant, refusant de dramatiser, elle a hâte de rentrer chez elle. Elle ferme les yeux, car le spectacle des autres patients de tous âges alignés le long du mur et des infirmières qui se hâtent de l'un à l'autre la fatigue un peu.
- Madame Leblanc, je vous réveille ?
- Non, pas du tout docteur, répond-elle alors qu'elle s'était assoupie.
L'interne se tient auprès d'elle son cliché radiographique à la main.
- Votre médecin a bien fait de vous envoyer aux urgences. Vous avez une fracture de l'humérus. Je vais demander l'avis du chirurgien orthopédiste.
C'est bien ma chance, songe Valérie contrariée.
- Mais a priori, je pense qu'il faudra une opération, reprend-il.
- Bon, merci docteur, je vais attendre confirmation. S'il vous plaît, sera-t-il possible de téléphoner tout à l'heure à mes parents qui gardent mon fils ?
- Bien sûr madame, vous pourrez utiliser le téléphone du bureau infirmier.
***
Valérie tourne la tête et regarde avec indifférence l'instrumentiste s'affairer. Habillée de pied en cap, seuls ses yeux émergent de l'ensemble. Elle prépare les instruments chirurgicaux sur une table métallique roulante recouverte d'une sorte de drap bleu. Valérie n'a pas peur, en fait elle ne ressent rien. Le médecin anesthésiste de garde lui a parlé de « prémédication » hier soir. C'est efficace, tout à l'heure on l'a sortie d'un profond sommeil pour la descendre de sa chambre au bloc.
- Vous êtes bien, madame Leblanc Valérie ? Vous n'avez ni mangé ni bu depuis hier soir minuit ? questionne l'infirmier anesthésiste après s'être présenté.
- Non.
- Pas d'appareil dentaire ? Pas d'allergie ?
- Ce n'est pas sur la fiche qu'a rédigée le médecin ?
- Si, bien sûr. Mais c'est comme à la Nasa, double sécurité !
- Et l'anesthésie va m'envoyer dans les étoiles !
À ses yeux qui plissent derrière le masque, Valérie voit qu'il sourit et ajoute :
- Aller-retour ?
- Bien sûr, madame, c'est dans le contrat.
La check-list systématique se poursuit comme en aéronautique. Il vérifie que « la perfusion coule bien dans la veine », « colle les étiquettes » sur sa poitrine pour les relier à « l'appareil qui surveille le cœur », met la « pince à linge au bout du doigt pour contrôler l'oxygénation du sang ».
- Bonjour, madame Leblanc.
Un autre visage encagoulé est apparu au-dessus de sa tête. Elle se tord le cou pour essayer de le reconnaître.
- Je suis le médecin anesthésiste que vous avez vu hier soir. Désolé, nous sommes tous déguisés comme pour un holdup.
Elle découvre dans le même temps le chirurgien debout à ses pieds qui lui fait signe :
- Je suis l'Orthopédiste. Ne vous inquiétez pas, tout va bien se passer. Je vais vous remettre l'épaule à neuf.
Valérie a du mal à se concentrer au milieu de tous ces personnages étranges et cette multitude d'informations qui se télescopent. Sa tête tourne tout à coup, elle ferme les yeux. Elle sent qu'on lui pose quelque chose sur le visage.
- Respirez dans le masque madame Leblanc, ce n'est que de l'oxygène pour bien laver les poumons, dit l'infirmier.
La voix du médecin continue :
- Je vais vous endormir en injectant les produits dans la perfusion. Ça va peut-être chauffer un peu sur la veine.
***
- Madame Leblanc, réveillez-vous !
Que se passe-t-il ? se demande Valérie. C'est déjà l'heure de se lever ? Et que fait cette femme inconnue dans ma chambre ? La mémoire lui revient tout à coup : elle devait être opérée de l'épaule. D'ailleurs est-ce réellement fait, car elle ne ressent aucune douleur. Elle tourne la tête et voit un gros pansement. En essayant de bouger elle sent que la zone est très sensible.
- Vous êtes en Salle de réveil. Tout s'est bien passé. Avez-vous mal ?
- Non, ça va.
- Nous allons vous surveiller un peu puis vous remonterez dans votre chambre.
Cette fois c'est l'anesthésiste qui, tête nue et en blouse blanche, s'approche de son lit :
- Je vous reconnais docteur sans votre tenue de gangster.
Le médecin sourit puis questionne :
- Alors, madame Leblanc, vous avez fait de beaux rêves ?
- J'ai bien dormi mais aucun rêve, le noir total...
- Oui, c'est normal, ce n'est pas un sommeil naturel. À propos l'infirmière vient d'appeler vos parents pour les rassurer.
- Ah, merci docteur, je n'avais pas osé le demander.
***
Valérie Leblanc adore son métier, elle a tenu à reprendre ses cours après seulement une semaine d'arrêt. Son bras gauche en écharpe ne l'empêche nullement d'enseigner et elle n'a pas besoin de conduire pour aller de chez elle au lycée Léonard Limosin. Ses parents s'occupent de Kevin et des trajets à l'école maternelle. Ceux-ci sont d'une grande aide depuis qu'elle a perdu son mari et ils l'encouragent à préparer l'agrégation d'histoire-géographie. Elle n'avait pas poursuivi ses brillantes études après la licence et le certificat d'aptitude au professorat de l'enseignement du second degré. Elle avait trouvé le grand amour et préférait favoriser son couple et avoir rapidement plusieurs enfants. Mais destin en avait décidé autrement.
Kévin avait 2 ans quand son mari avait entrepris de transformer sa chambre de bébé en chambre de petit garçon. Cet horrible vendredi soir de février 1995, il revenait d'une banale course de bricolage en périphérie de la ville. Sa voiture avait glissé sur une plaque de verglas et percuté de plein fouet un énorme camion arrivant en face.
- Allô, vous êtes bien, madame Leblanc ?
- Oui, monsieur.
- Je me présente major Simon Besse, police nationale.
- ...
- Votre mari a eu un accident.
Elle avait senti son cœur s'arrêter. Après avoir pris une grande inspiration, elle avait osé demander d'une voix blanche :
- Est-ce que c'est grave ?
- Oui, madame. Ne quittez pas, je vous passe le médecin du SAMU.
Sa première vie s'était terminée quelques secondes plus tard. Son adorable garçonnet, inconscient du drame, l'avait obligée à survivre. Grâce à lui, à ses parents et son travail, elle avait peu à peu trouvé un fragile équilibre malgré l'absence déchirante.