J'suis encore rentré à point d'heure et je n'ai pas entendu la première alarme. J'ai assisté Chris à l'un de ses nombreux concerts, et comme d'hab, je me suis laissé embarquer.
J'ai bu. Trop bu.
Il est huit heures quarante-cinq lorsque je sors de l'ascenseur. Je ne sais pas par quel miracle j'ai réussi à arriver avant neuf heures mais je l'ai fait ! Abi est déjà à son poste. Ses cheveux sont noués dans un chignon élaboré, elle est à peine maquillée et c'est comme ça que je la préfère. Avec son petit tailleur et ses escarpins, on dirait une sexcrétaire.
- Salut ma biche.
- Salut toi ! Vu ta tête, t'as pas entendu ton réveil.
- C'est pas vrai ? ironisé-je. J'avais pas remarqué.
- Tu ferais mieux de me remercier au lieu de faire le malin, j'ai couvert tes arrières auprès de Gavin.
- Tu lui as dit quoi ?
- Qu'on est arrivé ensemble, qu'il avait dû te rater.
- Et il y a cru ?
Elle déboutonne un bouton de son chemisier et se met à minauder en battant des cils.
- Ah bon Gavin ? Tu ne l'as pas vu ... tu es sûr ? Pourtant on est arrivé ensemble, c'est étrange. mime-t-elle d'une voix volontairement niaise.
Je l'observe me dévoiler ses talents d'actrice, partagé entre stupeur et rire.
- Une paire de nichons et il ne sait plus où il habite le con !
- Oh, j'en connais d'autre comme ça, me pique-t-elle en reboutonnant son chemisier.
- Ah c'est sûr que je suis prêt à tout pour voir les tiens.
- J'en peux plus de toi.
Je ricane tout en m'installant à mon poste. J'adore l'emmerder, c'est mon occupation favorite depuis qu'elle est arrivée dans l'entreprise. J'me rappelle encore du jour où Gavin m'annonçait qu'il avait recruté un binôme pour me soulager de la charge de travail. Je n'y croyais pas avant qu'elle ne débarque du haut de ses un mètre soixante et ses soixante kilos tout mouillés. Elle était assez réservée et timide au premier abord, mais aidé de mon charme naturel, je l'ai rapidement détendue. En plus d'avoir un physique à se faire une fracture nette de l'oeil droit, elle est marrante et intelligente.
C'est la co-équipière parfaite.
(..)
La journée touche à sa fin lorsque nous prenons l'ascenseur.
- Encore une bonne journée de boulot, dit-elle, ravie.
- T'es la seule personne que je connais qui est heureuse de se défoncer au boulot.
- J'suis juste refaite d'avoir mon indépendance.
Sa réponse me surprend, je ne comprends pas ce qu'elle veut dire mais elle semble tellement en joie que je ne relève pas, je ne voudrais pas casser son délire.
- Je compte sur toi hein ?
- De quoi tu parles ?
- Samedi soir.
- J't'ai déjà dit oui !
- J'préfère m'en assurer, fais-toi bonne.
Elle roule des yeux et croise les bras sur sa poitrine.
- Si tu continues comme ça, tu vas y aller tout seul à ta soirée, ça va être vite vu.
- Tu m'en dois une j'te rappelle.
- Je sais, je sais .. bougonne-t-elle.
- Moi aussi, je suis refait de t'emmener danser.
- T'es con, souffle-t-elle en se déridant un peu. Leïla sera là ?
- Evidemment. Chris devrait nous rejoindre avec son groupe.
- Oh ! Trop cool !
- Tu vas voir, ils sont super sympas, on va passer une bonne soirée.
- Merci Miguel.
- De ? T'as pété un plomb, ça y est ?
- T'es chiant, me rembarre-t-elle en me mettant une tape sur l'épaule. Merci de me présenter à tes amis, c'est gentil de ta part.
- C'est normal bichette, moi aussi j'aimerai qu'on me présente des gens si je débarquais dans une ville inconnue.
Elle se contente d'un sourire reconnaissant. Le bruit de l'ascenseur, qui s'ouvre sur le rez-de-chaussée, interrompt notre conversation.
- À demain Miguelito. Tâche d'être à l'heure, dit-elle en quittant la cabine.
- Ouais ouais, et toi, sois sage !
Elle me salue avant que les portes ne se referment. L'élévateur reprend sa descente vers les sous-sols, là où est garé mon bébé : une Triumph Rocket III, 2.200 centimètres-cubes. C'est mon bijou, j'y passe toutes mes économies mais l'argent ne compte pas quand on aime, non ?
Je m'empresse d'enfourcher la bête, j'ai rendez-vous chez Chris. Il doit me faire écouter ses derniers enregistrements et j'ai hâte d'écouter ce qu'il a pondu avec son groupe, les Fire Bomb.
(..)
Après trois heures de rock, la faim a raison de nous. Ainsi, il commande des pizzas avant de me proposer une nouvelle bière.
- Allez, ça ne fera que la cinquième.
Il m'envoie une binouze fraiche avant de revenir s'affaler dans le sofa.
- Alors ? T'en penses quoi ?
- C'est du lourd mon pote !
- J'suis d'accord, acquiesce-t-il en allumant une clope. Manque plus que Dalia et on est bon.
Je lui lance un regard interrogateur. Dalia, c'est la bassiste du groupe, une tête de cochon mais dôtée d'un talent hors norme. Un Chris en version féminine, en quelque sorte.
- Ouais, elle me casse les couilles ! Raaah, les nanas et leurs états d'âme à deux francs !
Je bois un coup à sa déclaration.
- On est bien d'accord.
L'arrivée du livreur l'oblige à se relever. Cinq minutes plus tard, il revient dans le salon, chargé de trois boites cartonnées. Nous nous jetons sur les pizzas sans patienter plus longtemps.
- Elle t'intéresse Abi ? se renseigne-t-il en prenant une part de royale.
- Pourquoi cette question ?
- Vous avez l'air de bien vous entendre. C'est ton type de nana, j'me posais simplement la question, c'est tout.
- Ouais ... non, j'sais pas ...
Il hausse un sourcil interrogateur.
- Ne me dit pas que t'y as jamais pensé, j'te croirais pas !
- Je l'ai sous les yeux tous les jours. Difficile de ne pas y penser.
- T'attends quoi pour tenter ta chance ?
- Elle n'est pas intéressée.
- Ah ?
- N'y pense même pas.
- J'ai rien dit.
Il continue de manger, un rictus provocateur en coin.
- Comment tu sais qu'elle n'est pas intéressée ?
- Parce-qu'avec le rentre-dedans que j'lui fais, j'pourrais pas être plus clair. Et elle aussi d'ailleurs.
- Comment ça ?
- Elle passe pas par quatre chemins, j'apprécie ce côté de sa personnalité. Au moins, je sais à quoi m'en tenir.
- Y'a pas que ce côté d'elle que j'apprécie, si tu vois c'que j'veux dire !
- Hé ! Un peu de respect ! dis-je en lui jetant une capsule.
Il esquive sans forcer.
- Quoi ? T'as vu son cul ? J'lui mettrai un coup sans hésiter.
- Ferme ta gueule, m'oblige pas à me lever, répliqué-je en riant jaune.
Il me lance un regard en biais, il sait que je le défonce sans hésiter s'il dérape. Nous nous battons souvent mais jamais sérieusement. On passe notre temps à s'envoyer des piques, forcément y'a des moments où on finit par se mettre sur la tronche mais on se connait depuis la maternelle. C'est mon premier pote et un des rares qui ne fait pas parti de la Pata Sola. On s'est perdu de vue durant l'adolescence, j'étais pris dans mes conneries, lui dans les siennes. Chacun avec son lot de peines à gérer. Et puis nous nous sommes retrouvés des années plus tard, lorsque j'ai décidé de changer de vie. Depuis, en plus de travailler dans la même boite, nous passons la majorité de notre temps libre ensembles. Je l'assiste lorsqu'il donne des concerts avec les Fire Bomb, lui m'aide à faire le deuil de la perte brutale de mon ex, Kaia.
- Ah au fait, mon frère organise une grosse soirée samedi, tu viens ?
- J'peux inviter Aaron et Dalia ?
- J'y compte bien.
- Niquel, dit-il en tapotant un sms.
- Leïla et Abi seront là aussi.
Un sourire plein de sous-entendus ourle ses lèvres.
- Garde tes commentaires, coño !
Il éclate de rire.
(..)
Nous sommes déjà jeudi soir. Abi est censée venir s'entrainer, elle ne devrait plus tarder. Roberto, une figure du quartier, termine une séance avec d'anciens détenus. Depuis que j'ai inauguré la salle, il s'est porté bénévole pour m'assister afin que le lieu reste ouvert toute la semaine. Pour certains, nous sommes leur refuge, leur sanctuaire, un des rares endroits où ils peuvent être eux-mêmes. Comme moi, nous somme issus d'un quartier pauvre où la violence est le pain quotidien de beaucoup.
Lorsque j'ai quitté les rangs de la Pata Sola, j'ai voulu offrir une nouvelle possibilité aux jeunes et aux exclus de la société, une opportunité que je n'ai jamais eue. Un moyen de s'en sortir sans entrer dans le vice de l'argent facile. La vie de gang n'est pas faite pour tout le monde et rares sont ceux qui en sortent vivants.
Je peux me considérer chanceux.
Depuis, je m'applique à mettre tout ça derrière moi même si les démons du passé me rattrapent régulièrement. Les minots ont le mérite de me donner un but, une raison de continuer, de ne pas sombrer.
La pendule affiche vingt-et-une heure. Je range le matériel en attendant que les derniers retardataires sortent des douches. Alors que je relève les tapis, trois jeunes passent à côté de moi, animés d'une vive discussion.
- Non mais j'te juuuuure !!! Truc de ouf, gars !! Il lui a mis une raclée ! De barbare !!
- Ah ouais ?! P'tain ! J'suis trop deg de pas avoir vu ça !
Ils s'interrompent lorsqu'ils arrivent à ma hauteur.
- Bonne soirée coach !
- Merci, à vous aussi. Soyez prudents.
Ils me saluent et repartent dans leur conversation jusqu'à ce que le nom de mon frère me fasse relever la tête dans leur direction.
- Mais vous croyez quoi les gars ? Faut pas rigoler avec Nero !
- Ouais ! C'est un vrai ! T'aurai du voir leurs têtes aux autres !! Ayiii ! Ils f'saient pas les malins, tu peux m'croire !
Alors qu'ils s'éloignent, leurs propos se font de plus en plus inaudibles, mais je perçois leur enthousiasme dans leur gestuelle. Même si je comprends l'admiration qu'ils portent à l'encontre de mon jumeau, j'aimerais qu'ils percutent que ce n'est pas ça la vie, la vraie.
Le gang, c'est autre chose.
C'est flirter avec la mort.
"Mais ça vous a sauvé." me souffle une petite voix à l'arrière de mon crâne.
C'est vrai.
La Pata Sola nous a élevés et protégés. El Padrino nous a pris sous son aile à la mort d'Abuelo. Nous n'avions à peine dix piges mais nous étions sacrément débrouillards. Nero était déjà malin comme un renard, un véritable arnaqueur et moi, je passais mon temps à me battre. Le Parrain a pris soin de nous et de Abuelita jusqu'à ce que nous soyons en âge de rapporter nous-même de coquettes sommes d'argent. Ainsi, nous avons pu garder la maison et continuer de vivre auprès d'elle. Avec le temps, j'ai commencé les combats illégaux et Nerò les courses de bagnoles. Chacun dans notre domaine, nous étions les meilleurs.
On nous surnommait le cyclone Mandoza.
Imprévisibles, impitoyables, imbattables.
Je me remémore ce passé tumultueux avec nostalgie.
C'était une autre époque.
Une époque où la femme que j'aimais faisait encore partie de ce monde.
Les derniers gamins quittent la salle lorsque Roberto vient m'aider à ranger le matériel restant.
- Tout s'est bien passé aujourd'hui ?
- Rien à signaler. Comme d'habitude.
- Tu peux y aller, Roberto. J'vais finir.
- T'attends ta colombienne ?
- C'est pas ma colombienne.
- C'est dommage, vous iriez bien ensemble.
Ouais, c'est dommage mais c'est la vie !
- Bonne soirée, hijo.
- Bonne soirée.
Il s'éclipse sans demander son reste. Abi se pointe un quart d'heure plus tard, accompagnée de son chien. Il me faut rassembler toute ma concentration pour ne pas lorgner sur ses seins serrés dans sa brassière et sur son boule qui rebondit à chaque pas.
- Hola bichette !
- Salut, ça va ? Les cours se sont bien passés ?
- Yup, comme d'hab, merci. On s'y met ?
- Let's go.
(..)
Elle est repartie depuis une vingtaine de minutes lorsque je verrouille les portes du gymnase. Notre séance fût sportive, sa technique s'améliore, elle deviendrait presque bonne. Alors que je vais pour enfourcher ma bécane, mon téléphone vibre dans ma poche.
- Joder.
Je décroche sans prendre le temps de regarder le nom de l'appelant.
"- Allô ?
- Yo, tu fous quoi ?"
Pas besoin de plus pour reconnaitre mon cher frère.
"- Bonjour à toi aussi Nerò.
- Ouais ouais, salut. Tu fais quoi là ?
- Rien, pourquoi ?
- Passe à la maison.
- Pourquoi ?
- Passe et c'est tout. T'en as encore beaucoup des questions à la con ?
- Tu m'soules.
- Arrive, j't'attends."
Il raccroche, je soupire et prends la direction de sa baraque. Je me demande bien dans quoi il s'est encore fourré pour qu'il ne puisse pas m'en parler au téléphone.
______________________
______________________
Nerò
Je raccroche quand des éclats de voix me font lever la tête en direction de la villa. Pedro, Benné, Dom et José font une partie de poker dans le salon. La bonne humeur est palpable. Je les entends rire depuis la terrasse. Installé sur un transat au bord de l'eau, une sale weed en stock, je me relaxe.
Ciro a respecté sa part du marché.
Ce n'est pas comme s'il n'a avait eu le choix. Après l'humiliation que je lui ai mise samedi soir, il a perdu le respect de la quasi totalité de son équipe.
Intérieurement, je jubile.
Je l'ai eu, ce sale rat.
Je l'ai dépouillé du peu d'autorité qui lui restait. Il ne peut plus rien faire, il ne peut qu'accepter les faits. Je suis et resterai le seul héritier de la Pata Sola.
Cet imbécile n'a jamais digéré que le Parrain, son oncle, me choisisse à sa place. Ce n'est pas de ma faute si sa propre famille s'est rendu compte de son incapacité. Ce mec ne sert à rien, à part attirer les emmerdes .. mais c'est fini.
C'est enfin terminé.
Maintenant, je peux dormir tranquille.
En remportant cette course, j'ai non seulement mis un stop à cette guérilla mais j'ai également assuré la sécurité de mon jumeau. Comme rien n'est jamais simple, il se trouve que Ciro n'est autre que le frère cadet de Kaia, l'ex de Miguel. En plus de déclencher une guerre de gang, il blâmait mon frère pour la disparition brutale de sa soeur, le menaçant de mort.
Mon propre sang !
Miguel a quitté cette vie, il était hors de question de le trainer là-dedans à nouveau. La situation devenant de plus en plus tendue, j'ai pris les devants et fait une proposition alléchante à Ciro, une de celle qu'il ne pouvait refuser. Je l'ai attiré dans mes filets en faisant miroiter ma place sur le trône s'il remportait la course. Cet imbécile a foncé droit dans le panneau sans même réfléchir et je l'ai fusillé sur place.
Il peut s'estimer heureux que je lui ai laissé cette opportunité. S'il n'était pas le neveu de mon mentor, je l'aurai expédié entre quatre planches direct. Mais je suis un homme de parole qui connaît encore les valeurs de la Famille et du respect.
Le ronronnement familier de la moto de mon frangin me sort de mes réflexions. Sa silhouette se dessine alors qu'il apparait au bord de la piscine.
- Hermano, l'accueillé-je en me relevant.
- Yo !
Nous échangeons une accolade fraternelle avant qu'il ne prenne place sur le transat libre.
- Bon, qu'est-ce qui t'arrives encore ? Dans quelle merde tu t'es encore mis ?
- T'as si peu d'estime pour moi, coño ?
- Accouche Nero, j'ai une vie tu sais ?!
J'éclate de rire, il se rembrunit.
- Ça va, détends-toi, bois un coup, ris-je en lui offrant un verre de rhum.
- J'suis pas venu pour faire l'apéro, je bosse demain.
- Putain mais qu'est-ce que tu peux être relou quand tu t'y mets !
Il s'empare du verre que je lui refile. Je remplis le mien et reprends toujours sur le même ton ravi.
- Si j't'ai fait venir, c'est pour t'annoncer la défaite de Ciro, pendejo.
Il tombe la figure.
- Sérieux ?
- J'ai l'air de rigoler ?
- Je .. j'sais pas quoi dire.
- Contente-toi de trinquer avec moi.
Nos verres s'entrechoquent et nous échangeons un regard qui ne nécessite aucune parole. Il sait ce que cette simple déclaration implique. Fini le stress et l'anxiété de devoir toujours regarder par dessus son épaule. Il peut marcher serein dorénavant.
- Tu viens toujours samedi ?
- Evidemment, je ne raterais tes soirées pour rien au monde, s'esclaffe-t-il. D'ailleurs, puisque t'en parles, j'me suis permis d'inviter mes potes.
- Si tu ramenais de la fesse à la place de tes rockeurs, ça changerait pour une fois.
- T'inquiète pas pour moi, va.
- Oh mais je rêve ? Tu ramènes des nanas ?
- Yup.
- J'suis curieux de voir ça.
- Rigole, rigole. Tu f'ras moins le malin quand tu verras les engins.
Je ne peux m'empêcher de me foutre de sa gueule, j'ai l'impression de retrouver un semblant de la relation qui nous unissait autrefois.
Quand nous étions une équipe.
Un cyclone.
__________________________________________________________