Plus jamais !
Appuyée contre la paroi, je savoure l'eau qui ruisselle le long de mon échine, effaçant petit à petit l'épais brouillard dans lequel je flotte depuis que j'ai ouvert un œil. Quelques bribes de la veille me reviennent et je pouffe au souvenir de Miguel sur la barre de pôle-dance.
Qu'est-ce que nous avons pu rire avec Leïla, c'est un véritable comique ce type !
J'ai passé une de mes meilleures soirées depuis mon arrivée à San Francisco. Mes amours de collègues m'ont emmené dans une boite que je ne connaissais pas : Le Sarachà. C'est là que nous avons fêté la fin de ma période d'essai au sein de Parker Conglomerate, une multinationationale du même nom que son fondateur, Monsieur Jeff Parker, et je suis officiellement en C.D.I. ! Je suis tellement contente d'y avoir été embauchée malgré les vaines tentatives de Mademoiselle Miller, la R.H., pour me rabaisser ou me démoraliser. Rien que de penser à elle, j'ai les poils qui s'hérissent.
Brrr ! Quelle garce !
Je chasse le visage botoxé de cette garce de mon esprit tout en m'enveloppant d'un peignoir extra-moelleux. J'ai déjà meilleure mine. Les glapissements impatients de mon chien me pressent à rejoindre le salon où il m'attend, assis sur son postérieur, frétillant sur place. Yuki, un pitbull au pelage aussi sombre que la nuit, est mon compagnon de route depuis pratiquement deux ans.
- Salut toutouille ... baillé-je. Bien dormi ? continué-je en remplissant son bol de croquettes.
Sage comme une image, il patiente jusqu'à ce que je lui donne le top départ pour manger. Aussi gourmand que moi, il se jette sur sa gamelle comme s'il était mort de faim, à croire que je ne le nourris pas ! Amusée par son cinéma, je prépare mon petit-déjeuner : un café serré, car tant que je n'ai pas ma dose de caféine, je suis inutile. Assise au comptoir qui sépare la cuisine du salon, je savoure les arômes colombiens lorsque l'arrivée d'un sms détourne mon attention.
C'est Miguel.
"Hola Bichette, tu fais quoi aujourd'hui ?"
Bonne question !
"À part sortir Yuk, rien. Pourquoi ?"
Je retourne dans le salon, le reste de mon café dans une main, le téléphone dans l'autre.
"J'voulais savoir si tu comptais venir t'entrainer .. mais ça m'aurait étonné, grosse feignasse ! Appelle-moi si t'as envie que je te fasse transpirer ! Tu sais que j'suis à ta disposition hein ? :P"
Je rigole toute seule. Il ne peut pas s'en empêcher, c'est plus fort que lui, il faut toujours qu'il fasse des sous-entendus graveleux.
"Dans tes rêves ! On se voit demain au boulot ! Bisous !"
Fière de ma réponse, je délaisse mon téléphone pour allumer une cigarette.
- Quel cassos, ce mec ...
Ne nous méprenons pas, j'adore Miguel mais pas de cette façon. Et tant mieux car je ne pense pas que ce soit approprié de se taper son collègue de travail et plus particulièrement son binôme. Même s'il est loin d'être dégueu, bien au contraire, je n'arrive pas à penser à lui comme un potentiel mate. Mon historique avec la gent masculine est encore bien trop frais et bien trop douloureux pour que je songe à une relation amoureuse. Je suis très bien célibataire, j'affectionne mon indépendance et vivre ma vie comme je l'entends. Alors, quand il me fait du rentre-dedans, je le rembarre gentiment et table sur l'humour, je suis trop attachée à son amitié pour la gâcher.
Lui et moi nous sommes rencontrés lors de mon arrivée à Parker Conglomerate, il y a trois mois, et il m'a immédiatement mise à l'aise. Il m'a aidé à me repérer dans l'entreprise, où nous travaillons dans le service communication, et m'a introduit à Leïla, une des hôtesses d'accueil et Christopher, LA tronche en informatique de la boîte.
Sans eux, je serais complètement paumée !
Le museau froid de Yuki contre ma cuisse me ramène sur Terre. Monsieur a fini de manger et il est l'heure d'aller se balader.
- Ça va, ça va ... Laisse moi le temps de m'habiller et on y va.
Pas besoin de me répéter, il a très bien compris. Il saute de joie et son attitude frivole me fait rire. Je termine ma clope avant d'enfiler une tenue de sport. Je noue rapidement mes longs cheveux dans un grossier chignon et quitte l'appartement, mon téléphone et quelques gourmandises en poche.
C'est d'un pas décidé que nous rejoignons le parc le plus proche de la maison, le Buena Vista Park. Il n'est pas très grand mais on adore. Une fois sur place, je lance quelques bâtons qu'il me ramène à chaque fois. Nous courrons et jouons comme deux petits fous. Les gens nous regardent de travers mais je n'y prête aucune attention, ce chien est mon meilleur pote, il est toute ma vie.
Nous nous sommes trouvés et sauvés.
Lui avait été abandonné au fond d'une poubelle. Moi, je tentais de survivre.
Je l'ai recueilli, protégé, nourri et élevé. Aujourd'hui, c'est lui qui assure mes arrières. Il est un excellent chien de garde, personne n'ose m'approcher. Il en décourage plus d'un avec sa musculature développée et son regard jaune ambré.
Un vrai caïd mon molosse !
Au bout d'une heure à faire les cons, je commence à fatiguer. Lui pourrait continuer encore longtemps mais moi pas. Le contre-coup de la veille se fait ressentir dans mes muscles. J'ai la tête qui va exploser et une pâteuse du feu de Dieu. J'ai l'impression d'avoir mal aux cheveux.
C'est possible ?
Je rêve de mon canapé, d'un chocolat chantilly et d'une bonne série.
- Allez Yuki ! le sifflé-je. On rentre !
D'une allure bien plus tranquille qu'à l'allée, nous prenons le chemin du retour. Je nous ai dégotté un deux pièces sur Baker Street, une rue perpendiculaire au Buena Vista Park. Ce n'est pas le grand luxe mais ca nous convient. Comme toutes les femmes à travers le monde, il est déconseillé de se promener seule la nuit et ce quartier n'échappe pas à la règle, mais avec Yuki à mes côtés, je ne crains rien. En plus, j'ai quelques bases en self-défense. Pas que je sois une grande combattante mais je me débrouille. Je m'entraîne plusieurs fois par semaine avec Miguel qui possède un gymnase de boxe.
À peine le pas de porte franchi, mon adorable compagnon à quatre pattes se précipite sur sa gamelle d'eau comme s'il n'avait pas bu depuis des mois. Je me dessape, moqueuse, avant de m'étaler sur le canapé dans un soupir d'aise.
- Aaaah ... enfin !
Je ferme les yeux et apprécie le confort de mon appart. Il est encore un peu vide mais j'ai débarqué il y a seulement quelques mois et mes maigres économies sont parties dans le loyer et la caution. Heureusement, j'ai vite trouvé ce boulot à Parker Conglomerate qui m'a permis d'acheter le mobilier de base.
& maintenant que j'ai le C.D.I., je vais pouvoir me faire plaisir !
Les gargouillements de mon estomac me rappellent à l'ordre interrompant brutalement mon fantasme Art&Déco, mais la flemmingite aiguë est plus forte. Je commande Thaï et m'allume une cane en attendant d'être livrée.
Y'a pas de mal à s'faire du bien !
Yuki me rejoint et pose sa large tête sur mes cuisses.
- Tu sais quoi ? Plus jamais j'me mets minable comme ça ... je suis décédée ... me confessé-je en le caressant.
Il lève les yeux vers moi sans bouger pendant que je continue mon monologue en fumant.
- J'le jure, c'est la dernière !
Après avoir démonté le Thaï, j'emmène Yuki pour l'ultime sortie avant de rejoindre Morphée. Je prends le chemin du parc, les mains dans les poches. Je sais pertinemment qu'il n'y est pas recommandé d'y aller de nuit mais c'est le seul endroit que je connaisse. Nous marchons depuis quelques minutes quand je trouve un endroit tranquille au détour d'un sentier. Par chance, un banc vide n'attend que mon popotin. Je m'y installe et sors mon iPhone pendant que Yuki chasse les rats.
Mode Angry Birds Activé !
Je n'ai même pas terminé le défi du jour qu'un bonsoir me fait sursauter à en lâcher mon téléphone qui s'écrase pitoyablement au sol.
- Merde !
Plus rapide, le perturbateur le récupère et me le tend.
- Excuse-moi guapa, j'voulais pas te surprendre.
Happée par deux prunelles émeraudes aux airs narquois, un sourire à tomber et un charisme sorti tout droit d'un film de James Bond, je bégaye de faibles remerciements et récupère mon bien d'un geste mécanique. Mon cerveau s'éteint dans son regard hypnotique et je n'entends pas quand il me demande :
- J'peux m'assoir ?
- Hein ?
Il désigne la place à côté de moi et se répète.
- Ah .. euh .. oui .. bien sûr !
J'ai dit ça limite en gloussant comme une ado.
Non mais la honte !
Je détourne les yeux, gênée par mon propre comportement.
Non mais ça va mieux ma vieille, tu dérailles complet !
Il s'assied et je n'ose plus le regarder, trop effrayée de passer pour un boulet. J'ai l'impression que tout le sang de mon corps est monté dans mes joues et qu'il n'est pas prêt de redescendre. J'essaie de temporiser ma respiration mais c'est comme si j'avais oublié comment faire.
Putain mais reste normale !
Le bruit d'un briquet détourne mon attention de l'air resté coincé dans mes poumons et me fait poser les yeux sur l'inconnu. Un beuz à la bouche, il l'allume. Finalement, je le regarde et le détaille. Une mâchoire carrée, un nez légèrement tordu, sûrement dû à une fracture, un regard qui vous met à poil et une prestance ... mamma mia ! Il me donne chaud sans rien faire, pourtant un détail me perturbe. Je sais que je ne le connais pas mais son visage m'est familier.
Comment est-ce possible ?
- On ne s'est pas déjà rencontré quelque part ? osé-je, la bouche sèche et les mains moites.
Il me reluque de haut en bas, sans une once de gêne, et tout en expirant la fumée blanchâtre, me répond :
- Non, j'pense pas, j'm'en souviendrais et toi aussi.
Son assurance me fait rouler des yeux. Quelle arrogance !
Ça va les chevilles ?
- Pourquoi ?
- Je ... je sais pas ... j'ai l'impression de t'avoir déjà vu quelque part ... mais je dois me tromper.
- Sûrement, rétorque-t-il. Tu fumes ?
J'acquiesce, décontenancée par son changement radical de sujet.
- Tiens.
Il m'offre son join d'un sourire charmeur qui me fait virer au cramoisi. J'hésite à le prendre et il m'encourage d'un nouveau sourire magnétique.
- Merci, dis-je en inspirant une bouffée de marijuana sous son regard insistant.
Il suit chacun de mes mouvements avec une telle attention que ça en devient perturbant. Sa façon de m'observer me rend toute chose. En plus d'être diablement sexy, il dégage une dangerosité qui (forcément !) m'attire comme une mouche sur du miel.
Il respire l'interdit à plein nez.
Putain mais ta gueule et fume !
J'écoute la petit voix qui me surine de me tenir et apprécie les effets de la weed quand Yuk revient en cavalant, interrompant l'analyse oppressante du beau gosse de ma petite personne.
- Ah bah te voilà toi ! râlé-je. T'en as mis un temps ! T'étais où ?
Mon compagnon de fumette éclate de rire, ce qui me vexe. Le sang quitte mes joues aussi vite qu'il y est arrivé tandis que je le fusille des yeux.
Un problème ?
- Ne me regarde pas comme ça ! rétorque-t-il en levant les mains en signe d'innocence. Ce n'est pas moi qui parle à mon clebs comme s'il allait lui répondre !
J'ignore sa remarque et reporte mon attention sur mon clebs, comme il dit.
Tssss .. il se croit drôle en plus ?
- Il est beau, il s'appelle comment ?
- Yuki.
Il se penche vers mon chien et lui offre sa main. Je profite de son inattention pour continuer mon observation. Vêtu d'un costume de fine qualité, les cheveux coupés à la militaire, rasé de près, il est frais. Je le reluque sans retenue, surtout qu'il semble très bien bâti l'artiste ! Ce serait dommage de ne pas se rincer l'œil. Pour une fois que ce n'est pas un mec dégueulasse qui m'accoste. Les jappements d'excitation de mon traître de chien me font quitter la vision de ce corps d'Adonis pour celle de Yuki, sur le dos, le ventre à l'air, remuant la patte sous ses gratouilles.
The fuck ... ?
Je tique. C'est bien la première fois qu'il se laisse câliner de la sorte. À part moi, il ne tolère qu'une légère caresse sur la tête et c'est tout. Son comportement me sidère et me fait considérer cet homme différemment.
- Il est plutôt cool, dit-il en se redressant. Je peux ? ajoute-t-il en baissant les yeux sur son join que j'ai toujours en main.
- Euh, oui oui, excuse-moi, je me suis endormie dessus.
Il récupère son bien, l'arrogance en seconde peau. Il semble très conscient de ses atouts. Ca se voit à sa façon de se tenir et de me parler. Il me faut un max de concentration pour ne pas me laisser prendre au piège.
Tu peux le faire.
On a dit : reste normale !
Un bras appuyé avec nonchalance sur le dossier, il apprécie son bédo, les yeux posés sur mon chien qui s'est allongé à ses pieds. A croire que Yuki n'est pas meilleur que moi, il succombe direct à son charme et en abuse allègrement.
Traitre. Les biscuits, c'est fini !
Néanmoins, j'en profite pour le mater de nouveau. Son attitude désinvolte et sûre de lui me perturbent au plus haut point. Toutes mes convictions volent en éclat. Finalement, le célibat, c'est surfait, non ? Cet homme m'ébranle et fait monter ma température corporelle sans rien faire. Mon imagination dérive et m'entraine dans une série de films interdits au moins de dix-huit ans.
J'suis pas sortable.
Faut que je rentre ...
Comme si le bon Dieu m'avait entendu, mon téléphone vibre, m'arrachant de ma contemplation. Le numéro de Leïla s'affiche à l'écran.
Sauvée.
-J'suis désolée, merci pour le pétard mais j'peux pas louper cet appel, m'excusé-je. Yuki, on y va.
Sans lui laisser le temps de répondre, je m'éloigne en décrochant.
"- Allô ?
- Abi, c'est Leïla !"
Je jette un regard en arrière, il est toujours là, son regard fixé sur moi. Je rougis en croisant ses prunelles qui me donne le sentiment d'être complètement nue. Il m'adresse un signe de la main auquel je réponds avant de me détourner, embrasée.
"- Ça va ? Tu fais quoi ?
- Je rentre du parc avec Yuki ... Leïla, tu devineras pas ce qu'il vient de m'arriver.
- Quoi donc ?
- Je viens de fumer un oinj avec un canon de beauté sur un banc.
- Hein ? Mais quand ça ?
- Là, à l'instant ! Heureusement que tu m'as appelé, tu m'as sauvée !
- Sauvée de quoi ? D'un beau gosse relou ?
- Même pas. Au contraire, charmant.
- Mais t'es conne ! T'aurais pas dû me répondre ! Abi, Abi, Abi ... Parfois, j'te comprends pas !
- Oh ça va, y'a pas de quoi en faire un flan. Pourquoi tu m'appelais ?
- Pour savoir si on mangeait ensemble demain midi ?
- Ouais avec plaisir.
- Chez Giuseppe ?
- Parfait.
- Bon, je te laisse aller dormir. Rêve pas trop de lui hein ? T'as un prénom au moins ?
- Même pas !
- Putain, mais t'es un boulet. Toute ton éducation est à refaire !
- Ah ah, c'est ça, ouais ! Allez à demain, sale gosse ! Bisous !
- Bisous Boulet !"
Je suis quasiment arrivée en bas de mon immeuble lorsque je raccroche. C'est vrai qu'elle n'a pas tord sur ce coup, j'aurai au moins pu lui demander son prénom.
Tant pis, c'est trop tard maintenant ...
& puis, c'est pas comme ci j'allais le revoir de sitôt.
C'est grand San Francisco !
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