Elle ne se le pardonnera jamais !
Elle l'évoquait encore devant moi, quelques mois avant de mourir.
Alors, le mari très mal ? Oui quand même ! il avait« chopé »le botulisme !
Lorsqu'elle est rentrée dans la maison, à l'odeur, elle a cru qu'il était déjà mort. Le lendemain, lorsque le médecin est passé il lui aurait dit :
- Souhaitez qu'il meure le plus vite possible, cela ne se guérit pas, au mieux il restera sourd, muet, aveugle, fou et impuissant.
Que de joyeusetés en perspective !
On le soigne quand même...
Mais à quelque temps de là elle apprend qu'au ministère il se dit que sa maladie « c'est du pipeau », que c'est parce que sa fille est malade qu'il ne vient pas travailler...
Alors, folle de rage elle réquisitionne le boulanger qui passe avec sa camionnette, allonge son mari à l'arrière du véhicule et se fait emmener au ministère
Et là tandis que la sécurité tente de l'empêcher de passer, elle crie à tel point qu'à l'étage on sort des bureaux... Bousquet (peut-être ?) descend pour voir ce qu'il se passe, elle l'attrape par le bras et l'entraîne jusqu'à la camionnette dont elle ouvre le hayon... Devant le spectacle du cadavre vivant... Il paraît qu'après elle obtenait tout ce qu'elle pouvait demander !
Et le père guérit... et il n'est ni sourd ni muet... même pas impuissant. La preuve : je suis là !
Le botulisme ? Il l'avait« chopé »en mangeant du foie gras« fait maison »lui avait dit tout fier le médecin qui l'avait invité, et qui avait tenu à le resservir parce que : « Avec ce que vous traversez, avec votre petite fille malade, il faut savoir se donner du courage, se remonter le moral, les bonnes choses, ça ne peut pas faire de mal... »
Je crois bien que dans sa tête, et pas seulement, la grande blonde ne le lui a jamais vraiment pardonné ! Il mangeait du foie gras pendant qu'elle amenait sa fille se faire « charcuter » !
La guerre se poursuivait, mais les forces semblaient changer de camp ; le débarquement avait eu lieu et ça se battait de partout...
Mon père est envoyé à M. cette ville du Sud, quasiment le berceau maternel... Il faut donc repartir, faire les bagages, mais on peut pas partir comme ça, les routes ne sont pas sûres, et ce bébé qui a à peine un mois, peut-être même pas encore, il faut le baptiser !
Pour mes parents qui n'ont jamais été croyants, enfin je ne sais pas, on n'en a jamais parlé (si ma sœur et moi avons fait notre communion, je crois bien que c'était par pure tradition, on ne se posait pas la question, c'était comme ça...) là, c'était important, ce bébé ne pouvait pas faire le voyage, « ce voyage », sans être baptisé !
Alors, vite fait, on organise le baptême, c'est la grand-mère paternelle parce qu'elle est sur place qui sera la marraine... mais voilà, ma grand-mère paternelle, elle ne se rappelle plus le « Je crois en Dieu », enfin elle se rappelle bien le début, mais après elle se rappelle plus, elle ne se rappelle plus que de l'air, pas des paroles ; alors elle marmonne et le curé, ce curé de village qui lui demande de reprendre, qui veut qu'elle récite lentement, à haute et intelligible voix, autrement, il s'énerve ; ce bébé, il ne le baptisera pas !
Alors ma grand-mère pleure !
De retour à M., ils loueront une maison à la plage, à une dizaine de kilomètres. C'est sûr c'est isolé, cela ne facilite pas les choses, le ravitaillement, tout ça, ce n'est pas simple... Le père, lui il travaille, il a une voiture pour se déplacer, mais les femmes, toutes seules à la plage... Parce que, même si c'est l'été, il n'y a pas de vacanciers au bord de l'eau, les plages sont désertes. Tout au plus y a-t-il de grands croisillons en fer plantés là, sur le sable, en travers pour empêcher un éventuel débarquement par la Méditerranée et puis des Allemands, pas des touristes, des soldats. Il faut tout faire à vélo ; et parfois, il faut aller loin pour trouver quelque chose, de quoi faire manger tout ce monde... et puis le soir, quand ce fils, ce mari, ce père ne rentre pas, il y a les Allemands encore là, tout près... Ils rodent autour de la maison, ils rient fort, parfois on pourrait croire qu'ils ont bu et les femmes ont peur d'autant que la situation devient tendue, que les esprits s'échauffent, que la débâcle se dessine... mais le médecin l'a dit, le soleil, la mer, c'est bon pour (ou contre ?) la tuberculose, alors la question ne se pose même pas.
C'est comme cela que quelques mois plus tard, j'apprendrai à marcher sur le sable...
Il paraît que je ne supportais pas le sable entre les orteils, et qu'à chaque pas je m'asseyais pour enlever consciencieusement tous ces petits grains qui se faufilaient entre chaque doigt de pied... alors « j'allais pas vite » ; c'est peut-être pour cela que je suis un peu lente dans mes décisions, mais que je vais toujours au bout des choses, même si cela doit prendre longtemps !
Le 23 août, en tant que plus haut gradé présent ce jour-là dans la ville, mon père obtiendra, après plus de 6 h de pourparlers parfois très difficiles, comme on peut s'en douter, notamment après avoir été à deux reprises aligné devant un peloton d'exécution, la reddition de 1 500 Allemands qui tentaient de remonter vers le Nord et dont le train venait d'être immobilisé par un bombardement aérien.
Il semble que le fait que l'officier qui commandait ce convoi ait participé à la bataille de Narvick, comme lui, même si c'était dans le camp adverse, ait peut-être facilité les échanges.
Se faire la guerre fabrique-t-il des « frères d'armes » ?
Par contre, j'ai découvert que par la suite, notamment lors des commémorations auxquelles il ne participera jamais (ce n'était vraiment pas son « truc »), un autre officier moins gradé que lui et qui l'assistait ce jour-là s'était attribué auprès des journalistes, tous les honneurs de cette action... ne citant pas son nom... allant même jusqu'à « oublier »de l'évoquer.
C'est dommage, cet homme, sa femme et ses enfants, moi je les aimais bien ; lui il parlait fort, il était haut en couleur comme on dit, il me faisait rire. Et puis, lorsque récemment, dans l'ébauche de mes recherches, j'ai fait cette découverte, j'ai tout à la fois réalisé et compris pourquoi un jour, il y a bien longtemps, on avait cessé de les voir. Pourtant, mon père lorsqu'il l'évoquait, ne parlait en riant que du jour où prenant ses fonctions à M. il l'avait vu débarquer dans son bureau pour lui dire :
- Mon commandant, j'ai besoin de savoir pour qui vous êtes, car moi je suis contre Vichy.
Et mon père lui avait répondu :
- Moi, je sais surtout que vous êtes con, je suis votre supérieur, je suis mandaté par Vichy, vous ne me connaissez pas, et vous arrivez dans mon bureau, pour me dire ça, comme cela, sans aucune précaution...
Trente ans après, il en riait encore.
Peut-être ce monsieur n'était-il pas seulement con. Mais bon, ce n'est pas très grave, tant pis pour lui.
Ce qui m'intéresse davantage, c'est que j'ai appris, que mon père avait rallié la France libre en 41. Et que je pouvais vraiment l'appeler« Le Magnifique », sans en rire !
Je sais aussi qu'après la guerre, il intégrera les Compagnies Républicaines de Sécurité, autrement dénommées les C.R.S.
Puis comme ils ne partent pas à Madagascar, et qu'apparemment ma mère ne veut plus déménager, il faut bien trouver un autre travail, alors il prend un congé sans solde pour chercher. Je sais qu'il fera un très court passage chez un gros négociant en vin de la région, mais trois jours après en rentrant à la maison il dit à sa femme j'ai compris ce qui l'intéresse chez moi, c'est mon nom, et ma réputation, et il démissionne. C'est vrai comme disait sa femme en se moquant qu'il n'a jamais su faire la différence entre une feuille de vigne et une feuille de platane.
Je sais qu'après cela ils ont vécu une période matériellement très difficile, d'autant qu'un décret venait de limoger tous les officiers en congé sans solde et que tout retour en arrière était barré. Lequel décret sera dénoncé quelques 20 ou 30 ans plus tard, et tous les officiers qui avaient été abusivement licenciés pouvaient toucher l'intégralité de leur solde, mais il refusera disant :
- J'ai travaillé pendant tout ce temps-là, ils ne me doivent rien.
Quand on a des principes, cela se paye.
Par contre ce que j'ai moins aimé c'est lorsque ma mère, pour me faire entendre à quel point cette période avait été difficile, m'a dit qu'ils avaient tenté de mettre fin à leurs jours et que c'est la bonne qui partant en vacances et ayant oublié quelque chose, était revenue à l'impromptu et avait arrêté le gaz.
Ce devait être l'été, leurs deux filles de deux et cinq ans étaient en vacances chez leur grand-mère !
Nul n'est parfait !
Je les soupçonne de n'avoir pas eu que des problèmes financiers. J'ai appris incidemment que maman avait eu une histoire d'amour avec l'ordonnance de son officier de mari. Ce devait être à Vichy, peut-être pendant qu'il était malade, pendant qu'elle versait tous les jours de l'alcool dans la plaie ouverte dans le bras de sa fille...
Peut-être avait-elle trouvé auprès de cet homme un peu de réconfort, de réassurance tellement vitale dans la période si bouleversée et bouleversante qu'elle traversait...
Je ne suis pas sûre que l'on puisse réellement lui en vouloir. Alors, merci quand même la bonne.
Notre père finira par reprendre du service chez Renault.