Je sortis de cours à quatorze heures, saluai mes amis et rentrai chez moi pour enfiler mes affaires de sport pour aller courir. Je n'avais eu ni entraînement ni séance de musculation aujourd'hui, et l'hyperactive que j'étais avait besoin de se dépenser.
Je courrais dans les rues de Paris, passant par des parcs lorsque j'en trouvais. Dijon me manquait pour la course à pied : je n'avais qu'à prendre un bus ou marcher un peu pour aller courir autour du lac ou en forêt, me dépasser dans des montées, des chemins boueux et tortueux, dans les cailloux par beau temps comme par mauvais temps. Ça sentait tellement bon, le silence de la forêt me plaisait énormément. Loin des conditions parisiennes, avec la pollution et le bruit de la circulation.
Mais je ne regrettais pas pour autant d'avoir déménagé. En seulement quelques semaines j'avais beaucoup appris avec mes nouvelles coéquipières et mon nouvel entraîneur. Et même si mes amis me manquaient beaucoup, j'avais fait de belles rencontres à la fac.
Après dix kilomètres de course, je m'arrêtai dans une brasserie pour me prendre à boire et m'asseoir en terrasse : cela me requinquerait pour les dix kilomètres restant du chemin du retour.
Je regardais les voitures et les passants : il était seize heures, certains rentraient du travail, d'autres allaient probablement chercher leurs enfants à l'école, tous avaient quelque chose à faire, une mission bien précise à ce moment de la journée.
C'est alors que, me sortant de ma réflexion, une silhouette vint me cacher la vue :
– Jamais tu t'habilles autrement qu'en tenue de sport ? me lança la silhouette.
Je n'arrivais pas à identifier la personne car elle était en contre-jour. Mais sa voix grave ne m'était pas inconnue et je me rappelai du gars à qui j'avais parlé devant les urgences l'autre soir.
Tout en plissant les yeux et en me servant de ma main comme d'une visière pour cacher le soleil qui m'éblouissait et m'empêchait de distinguer son visage, je répondis :
– Bouge, tu me caches de mes vitamines D.
Il s'écarta pour prendre une chaise et s'assit à côté de moi. Il souriait bêtement.
Sérieusement quelle était la probabilité pour que je le recroise par hasard dans la rue dans une ville aussi grande ? J'étais un peu agacée mais en même temps franchement surprise. Vraiment, quitte à me répéter : c'était quoi la probabilité ?
– Toujours aussi commode à ce que je vois !
Je ne répondis pas, continuant de fixer les voitures et les passants, faisant semblant d'ignorer son incruste.
Je n'avais rien contre lui, c'était par pure volonté de l'emmerder. Je n'étais pas mécontente de le revoir, il avait été très sympa l'autre soir et j'avais senti que quelque chose était bien passé entre nous. Mais ma fierté prenait le dessus et je ne voulais pas montrer que j'étais contente d'avoir la possibilité de lui reparler.
Mon silence n'eut pas l'air de le déranger pour autant puisqu'il continua :
– Ça va mieux depuis cette nuit à l'hosto' ? Je sais pas pourquoi t'y étais et je te demande pas de me le dire mais t'avais pas l'air ienb.
– Oui pas de soucis.
Je voulais éviter le sujet un maximum. J'avais rarement envie de me confier à ce propos alors il n'était pas question que j'en parle à un inconnu.
– Et ton pote ? demandai-je en me tournant enfin vers lui.
Il avait abandonné son bonnet de l'autre soir, laissant voir des cheveux bruns coupés courts. Ses yeux étaient rieurs et sombres, et son sourire était communicatif. Il était loin d'être moche.
– Cheville cassée mais c'est bien fait pour sa gueule. Putain sérieux il s'est fait dresser par une canette !
– C'est vrai que tout est plus stylé que ça ! Vraiment tout ! Même une morsure de poussin ça aurait été plus badass ! dis-je en riant.
Il rit et une serveuse vint lui demander ce qu'il voulait. Il se tourna vers moi :
– Tu veux quoi ?
Puis après avoir vu mon air dubitatif il ajouta :
– C'est pas négociable je te prends quelque chose de toute façon alors autant que ça te plaise.
– Euh bah une blonde alors.
– Deux blondes s'il vous plaît !
Puis, non sans oublier de reluquer furtivement le derrière de la serveuse lorsqu'elle se retourna, provoquant un levage d'yeux de ma part, il planta de nouveau ses yeux dans les miens :
– Bon j'estime que maintenant je mérite de connaître ton prénom.
– Ah ouais parce que tu crois qu'une bière peut m'acheter ?
Il leva un sourcil en souriant, ce qui me fit rire. Quelle confiance en lui ! Je me fis la réflexion qu'on disait rarement non à ce gars. J'en connaissais plein des mecs comme lui : il savait très bien jouer de ses charmes et devait probablement mettre une nouvelle conquête dans son lit tous les soirs. Mais ça ne fonctionnerait pas avec moi !
Je lui répondis tout de même, curieuse de connaître son nom à lui aussi :
– Ok t'as gagné. Je m'appelle Maëlle. Et toi ?
– Deen, enchanté, me dit-il en me tendant la main en feignant un air de gentleman.
Je rentrai dans son jeu et serai sa main, amusée :
– Dean ? Genre comme James Dean ?
– Plus comme Ahmadeen en fait. Mais c'est mon nom de scène, enfin un vieux nom de scène, enfin ça date d'il y a longtemps. Bref. Mon vrai prénom tu l'auras si tu le mérites.
– Ton nom de scène ?
Je réfléchis quelques secondes. Je savais que je connaissais un blaze du même genre.
– Oh putain mais oui ça y'est ! Je me disais que j'avais déjà vu vos tronches à toi et tes potes ! Tu rappes c'est ça ? T'es Deen Burbigo ?
– Eh merde fallait que je tombe sur une groupie, rit-il.
– Nan du tout, t'inquiètes, je respecte les artistes ! C'est juste que j'écoute beaucoup de musique en général et surtout beaucoup de rap. Mais justement j'en écoute tellement que c'est pour ça que j'avais pas capté qui vous étiez tout de suite. En tout cas si je t'associe avec les bons morceaux, j'ai bien aimé ton EP, il était cool. Très technique. Mon frère aussi a bien kiffé d'ailleurs donc t'as déjà deux groupies. C'est pas beau ça ?
Il rit. Maintenant que je savais dans quel tiroir de ma mémoire chercher leurs visages, je me souvenais qu'il avait mentionné le nom de 2zer et je conclus que l'autre devait être Nekfeu. Je me rappelais bien de la tête à claque de ce dernier.
– C'est toujours cool d'entendre de bons retours en face comme ça en mode random.
Je lui expliquai que mon frère et moi écoutions du rap depuis tout petits, initiés par notre père qui n'écoutait que ça en plus de classic rock bien américain. C'était de lui que nous tenions notre grosse culture rap américaine, et nous nous étions forgé notre culture française nous même.
Notre discussion dévia sur les rappeurs que nous écoutions en ce moment, français comme étrangers, puis après avoir tenté de me piéger trois ou quatre fois, il me fixa avec les yeux écarquillés :
– Putain tu me bluffes ! J'aurais jamais pensé avoir une discussion aussi profonde sur le peura avec une meuf, dit-il.
Je le jugeai du regard face à sa remarque un peu misogyne :
– Ah parce que le rap c'est réservé aux hommes alpha ? Vraie femme doit écouter de la variété française et du R'n'B ?
– C'est pas ce que je voulais dire, se reprit-il, l'air un peu déboussolé.
Je ne pus m'empêcher de sourire, toujours très fière de déstabiliser les gens avec qui je discutais lorsque je les trouvais un peu border.
– C'est parce que t'as pas rencontré les bonnes meufs jusqu'à maintenant, repris-je en changeant de personnage, relevant la tête d'un air hautain, ce qui le fit rire. Mais tu sais je suis loin d'être la seule meuf à en écouter, c'est pas réservé aux mecs le rap.
Il acquiesça avec une espèce de sourire appréciateur, puis sortit un paquet de cigarette de sa poche et s'en alluma une avant de tirer dessus :
– Et sinon à part écouter du rap et faire semblant de faire du sport, tu fais quoi dans la vie ?
L'air faussement vexée, je le détaillai de haut en bas puis de bas en haut avec dédain :
– Je suis handballeuse professionnelle, je joue à Issy. Et sinon je suis en fac d'anglais en parallèle. Et aujourd'hui c'est mon jour de repos et j'ai plus cours mais comme je suis un peu hyperactive sur les bords fallait que j'aille courir.
– Ah ouais rien que ça ! Tu t'arrêtes quand même des fois ?
Il avait l'air ébahis, les yeux écarquillés, ce qui me fit rire :
– Pas vraiment, j'ai du mal à rester en place. L'attente aux urgences l'autre soir c'était une torture pour moi, rester assise sur une chaise pendant cinq heures à rien faire c'est juste pas possible. Et puis pour la fac, c'est juste que j'ai pas trop le choix. Une carrière sportive c'est éphémère, et le hand, surtout féminin, ça paye pas assez pour être tranquille toute une vie. Je préfère chopper un diplôme maintenant que devoir retourner sur les bancs de la fac à trente-cinq piges.
Il hocha la tête et fit une moue du genre « Hmm intéressant » :
– Et t'es douée en handball ?
– Je me débrouille, répondis-je.
Un silence s'ensuivit pendant lequel je bus une gorgée de bière :
– Et toi t'as toujours fait du rap ?
– Euh bah je suis monté sur Paris pour faire une licence d'histoire, et après l'avoir eu je me suis consacré complètement au rap. J'avais commencé un master mais j'ai pas souvent mis les pieds à la fac cette année-là.
– Ah le bâtard t'as pris la place de quelqu'un d'autre en touchant la bourse !
Il eut un air coupable :
– Oups !
Je ris. Il avait eu raison de profiter du système.
– Je voulais faire une fac d'histoire aussi mais avec le hand c'était juste pas possible, c'est trop de travail.
– Ah parce que l'anglais c'est plus facile ? dit-il en se moquant.
– Pour moi oui, mon père est américain donc je parle couramment anglais.
– C'était lui au téléphone dans la salle d'attente l'autre soir ?
Je hochai la tête. Rien ne lui échappait, il devait être super curieux.
– Et sinon toi t'as des projets en cours ? demandai-je.
– Ouais ouais j'ai presque fini d'enregistrer mon nouveau EP et on est sur un truc avec L'Entourage. Et puis d'autres projets persos des gars du L' sont en train de se faire.
– Cool j'ai vraiment hâte d'entendre ça ! Un album de L'Entourage ça peut être que très bon ! m'enthousiasmai-je.
– Et après ça t'es pas une groupie, se moqua-t-il. Tu pourrais venir en studio si tu veux, voir ce qui se passe.
Je haussai un sourcil :
– Ah ouais juste comme ça ? T'invites beaucoup d'inconnues voir votre taff ?
– T'es plus une inconnue, on s'est déjà vu deux fois. Et en plus t'es fan de peura.
Il marqua une pause :
– Mais ouais généralement on fait ça pour voir dans le lit de qui l'inconnue va finir.
Je m'étouffai avec ma bière, morte de rire, surprise par tant d'honnêteté :
– Putain t'y vas pas par quatre chemins !
– D'habitude j'y vais par un nombre de chemins infinis mais tu vois, on s'est parlé deux fois et je sais déjà que t'es une chieuse qui pourra finir dans le lit d'aucun d'entre nous.
Je continuai à rire ; ça m'amusait vraiment de voir comment était perçu mon caractère de l'extérieur.
Il sourit et je regardai l'heure ; il était déjà dix-huit heures et il allait falloir que je me bouge si je ne voulais pas avoir les muscles trop en compote pour courir la distance qui me séparait de mon appartement.
– Bon va falloir que j'y aille, il me reste dix kilomètres à faire là, lui annonçai-je.
– J'peux te raccompagner si tu veux ?
– Nan merci c'est gentil mais je vais courir. Et franchement, c'est pas pour juger mais vu comme tu fumes je suis pas sûre que tu puisses me suivre, dis-je d'un air espiègle.
– Pff n'importe quoi, je te bats à la course quand je veux c'est juste que je veux pas te ridiculiser.
Je rigolai, m'imaginant déjà le désastre.
– Bon bah salut, c'était cool Deen, à une prochaine fois, si dieu le veut comme on dit !
Je lui fis signe de la main mais avant que je ne puisse partir il me retint. Un sourire enfantin se dessina sur son visage :
– Est-ce que je peux avoir ton numéro ? Tu sais, juste si tu veux venir voir en studio c'est tout, dit-il d'un air faussement innocent en souriant bêtement. Parce que si je l'ai pas tu pourras pas venir, ce serait con.
Je rigolai. On avait vraiment bien parlé et j'étais contente de pouvoir me faire potentiellement un ami en plus ici.
– Bah ouais ce serait con hein, dis-je en me moquant avant de lui donner mon numéro.
– Fais belek sur le chemin du retour, te fais pas écraser par une vago ça aussi ce serait con ! s'exclama-t-il en riant tandis que je m'éloignais non sans oublier de lui faire un doigt.
Je remis mes écouteurs en place, le sourire aux lèvres, démarrai ma musique avec Soldat Sûr et m'élançai sur le trottoir.
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Titre du chapitre : Bruno Mars, « Runaway Baby »