Alexis, qui pourtant voulait toujours me voir, n'était pas venu. Ça ne m'étonnait pas vraiment, nous n'étions pas grand chose l'un pour l'autre, nous couchions seulement ensemble. Mais ça m'énervait quand même : il était le premier à se plaindre de ne pas assez voir sa « copine » mais il ne faisait pourtant pas plus d'effort pour la voir. Par contre il m'embrouillait à ce propos à la première occasion, me reprochant de trop voir Raphaël et de ne pas lui accorder assez de temps.
Mon frère était présent, évidemment. Je n'en attendais pas moins de lui. J'aimais dire que je l'obligeais à venir et qu'en tant que frère jumeau il n'avait pas le choix car c'était son devoir, mais il était un grand fan de handball et je savais qu'il n'aurait raté mon premier match à Paris pour rien au monde.
Raphaël et moi avions commencé le hand ensemble à sept ans. Je ne m'étais jamais arrêté mais j'avais alterné avec l'escalade pendant quelques années. Lui avait complètement arrêté le hand pour se consacrer entièrement à l'escalade, et il était maintenant plusieurs fois champion de France. Sa santé ne lui avait pas permis de continuer le hand et de devenir professionnel alors que c'était son rêve, mais elle ne lui avait pas enlevé l'escalade pour autant. Il continuait à gagner de multiples compétitions tout au long de l'année, et j'étais vraiment très fière de lui.
Ce fut avec mon frère que je sortis du Palais des sports. Il était surexcité :
– T'as tout déchiré Mel, ton troisième but il était magnifique je sais pas d'où tu l'as sorti j'ai même pas vu la balle partir. T'es vraiment un génie ! Et t'as l'air d'avoir une bonne ailière de ton côté, je trouve que vous jouez plutôt bien ensemble même si ça fait peu de temps que vous vous connaissez !
– Ouais ouais, j'aime beaucoup cette équipe, on commence à bien se connaître tactiquement. Et ouais je sais que je suis trop forte, peut-être qu'un jour tu seras comme moi, il faut persévérer, répondis-je en jetant mes cheveux en arrière.
– Ah ouais d'accord bah si tu le prends comme ça c'est le dernier compliment que je te fais. Petite conne va. Mémorise-le bien parce que je t'en ferai plus.
– Bah merde alors qu'est-ce que je vais faire sans tes compliments ? Je pense que je vais me laisser dépérir, j'ai plus le choix, dis-je d'un ton digne d'une pièce de théâtre tragique.
Nous nous regardâmes droit dans les yeux, tous les deux nous retenant de rire, attendant de voir lequel craquerait en premier. Nous pouffâmes tout les deux en même temps puis j'entendis presque instantanément un cri de douleur sortir de la bouche de mon frère.
– Bah gros qu'est-ce qui t'arrive ? lançai-je en rigolant.
Je m'arrêtai tout de suite en voyant l'expression de son visage. Celle-ci n'avait rien de drôle du tout :
– Raph' ? Qu'est-ce que t'as ?
– Je... Putain de merde je crois que je viens de me péter une côte.
Il était maintenant plié en deux, le visage crispé par la douleur.
– La putain de sa mère ça fait un mal de chien !
Je compris immédiatement ce qui en était la cause et le forçai à se redresser, tout en caressant son dos.
– Ok Raph' faut qu'on aille aux urgences là, l'hôpital est pas loin tu crois que tu peux le faire à pied ? Sinon j'appelle une ambulance.
– Nan nan t'inquiètes c'est bon je peux le faire, j'ai déjà eu pire, dit-il en se redressant, intériorisant la douleur.
Ça, je le savais. Pour l'avoir vu souffrir pendant vingt et un an, je savais qu'il avait déjà eu pire. Raphaël était l'une des personnes les plus fortes que je connaissais, je savais qu'il souffrait constamment, à chaque inspiration, chaque éternuement, chaque quinte de toux. Les matins étaient les pires, et plus les années avançaient, plus c'était compliqué. Depuis tout petit il se réveillait en ayant besoin de tousser pour expulser tout ce qui n'avait pas pu l'être pendant la nuit. Sauf que, de plus en plus fréquemment en ce moment, il se réveillait avec des migraines énormes, et sa toux incontrôlable faisait tout raisonner dans sa tête, lui donnant parfois l'impression qu'elle allait exploser.
Mais il ne disait rien, ne laissait rien paraître. Il se plaignait maintenant parce qu'il avait été pris au dépourvu et n'avait pas eu d'autre choix que de le montrer. S'il avait été seul je n'en aurais jamais entendu parler.
Notre marche était laborieuse, sa maladie le faisait tousser très fréquemment - c'était devenu un son naturel pour son entourage - et ce qui d'habitude ne le faisait souffrir que très peu lui déchirait les côtes à chaque quinte de toux. Pourtant il ne montrait toujours rien, marchant droit et esquissant seulement une petite grimace lorsque que sa toux lui broyait les côtes.
Après une quinzaine de minutes de marche assez lente, moi le soutenant sous l'épaule et lui s'efforçant de ne rien montrer de sa douleur, nous arrivâmes aux urgences. Raphaël voulait m'accompagner pour l'enregistrer mais, après de multiples protestations j'arrivai à le faire asseoir afin d'aller à l'accueil pour l'enregistrer seule. Nous avions l'habitude des urgences. Dans notre famille c'était la sortie du mois.
Ce fut avec surprise que je vis une infirmière débarquer seulement vingt minutes plus tard pour nous diriger dans une petite salle. Pour avoir passé de nombreuses nuits aux urgences, cette rapidité était pour moi une première.
Un homme en blouse blanche arriva quelques minutes plus tard. Il ressemblait étrangement à Jamel Debbouze mais en beaucoup plus grand.
Après avoir recraché le dossier médical complet de mon frère au médecin, Raphaël intervenant pour ajouter des oublis, je conclus :
– Il s'est sûrement fêlé une côte parce qu'il a rigolé. C'est fréquent chez les malades de la mucoviscidose.
Puis devant son air étonné j'ajoutai :
– D'autres malades m'ont déjà parlé d'expérience similaires avec des éternuement ou d'autres choses. C'est pour ça que je pense que c'est une côte fêlée.
Depuis tout petits Raphaël et moi côtoyions d'autres malades de la muco. Nous nous étions liés d'amitié avec certains, en avions vu être greffés et recommencer une nouvelle vie, et d'autres partir. Le départ le plus récent avait été celui de Myriam, une femme de trente-huit ans, de qui nous étions assez proches. Nous avions passé énormément de temps avec elle dans le service de pneumologie et était rapidement devenue une amie. Mais vivre aux côtés de personnes souffrant de cette maladie c'était aussi savoir qu'elles allaient partir avant nous, qu'importe leur âge.
– Bien. Nous allons faire des examens pour voir si c'est vraiment le cas, continua Dr. Jamel. D'après ce que vous m'avez dit je penche pour la même hypothèse que vous. Quelqu'un viendra vous chercher pour faire une radio, et je pense que nous allons vous garder en observation au vu de vos récents résultats d'examens monsieur Clarkson. Je pense qu'il faudrait réadapter votre traitement mais je vous laisserai voir cela avec votre pneumologue.
Nous fûmes renvoyés en salle d'attente et Raphaël ne fut appelé qu'une heure plus tard. Un record. C'était justement ça qui ne me rassurait pas du tout. S'il avait été pris en charge aussi vite, c'était que son cas était plus important qu'une simple côté cassée. Et je n'avais pas vu le dossier médical et les dits résultats d'examens dont le médecin avait parlé. Cela faisait longtemps que je n'avais pas demandé à mon frère de me faire un briefing sur sa santé et je m'en voulais déjà : j'étais d'habitude au courant de tout, le débriefing se faisant généralement en fin de mois devant une pizza. J'avais été beaucoup trop occupée par ma nouvelle vie sur Paris.
Je détestais le voir souffrir. Je savais pourtant qu'il souffrait tout le temps et ce depuis vingt et un ans. Mais je ne m'y étais jamais faite. La maladie avançait vite avec lui et les médecins ne se l'expliquaient pas. Il n'aurait pas dû se fêler une côte aussi jeune. Ce genre de problème arrivait beaucoup plus tard dans la maladie, chez des patients plus âgés.
Dans la salle d'attente, je m'inquiétais de plus en plus, mon cœur battait la chamade et ma jambe tremblait de nervosité. J'essayais de me calmer en écoutant de la musique.
C'est alors qu'une bande de trois gars débarqua. Leurs têtes me disaient vaguement quelque chose, je les avais peut-être déjà croisé dans la rue ou dans les transports. L'un d'eux avait des cheveux châtains en bataille, un T-shirt blanc sous une chemise à carreaux mauve, des baskets blanches, et un visage à l'air espiègle. Un autre au teint hâlé et un peu plus joufflu avec une tignasse noire un peu longue et une barbe mal taillée s'appuyait sur un troisième homme plutôt grand avec une fine barbe et des cheveux bruns dépassant d'un bonnet noir. Il portait une veste kaki, un pantalon beige et des baskets noires. Ce dernier fut le premier à parler tout en aidant son ami :
– Zer2 j'ai juré t'es vraiment une galère putain. Qui se pète la cheville en shootant dans une canette sérieux ?
Je souris en entendant l'anecdote. C'était carrément quelque chose que j'aurais pu faire.
Ils s'installèrent en face de moi, et je recommençai à tourner les récents événements et mes récentes conclusions en boucle dans ma tête, angoissant de plus belle, tandis que Freddy Mercury chantait dans mes écouteurs.
Il fallait que j'appelle mon père. Comme toujours quand nous parlions entre nous, la discussion se fit en anglais :
– Hey sweetie !
– Hey Dad, hum... Please don't freak out.
– Comment ça panique pas ? Tu vas bien Princesse ? Qu'est-ce qui se passe ?
Je lui expliquai la situation, le rassurant du mieux que je pouvais en lui affirmant que je gérais et qu'il n'avait pas besoin de venir sur Paris, tandis que les trois gars en face de moi ricanaient.
– Papa, je te promets que je gère maintenant, t'as plus à t'occuper de tout ça, on est grands. Et t'inquiètes pas pour lui, ça va aller, je te tiendrai au courant.
Après plusieurs protestations, j'arrivai à apaiser mon père et il conclu :
– Ok... Take care baby girl. I love you.
– Love you too.
Je raccrochai en expirant de soulagement. Je fermai les yeux pour essayer de contrôler mes émotions.
Ça allait le faire. Ils le gardaient juste en observation au cas où, il n'y avait rien de grave, nous avions l'habitude. Je pensais que l'origine de mon stress était surtout due à l'attente plutôt qu'à l'inquiétude. J'avais toujours été très impatiente. Hyperactive, rester assise à attendre était souvent au-dessus de mes forces.
– Faut que j'aille pisser, déclara le dénommé 2zer en se relevant, me sortant de mes pensées.
Alors que ses potes protestaient, il s'affaissa aussitôt sur sa chaise avec une grimace de douleur :
– Putain j'avais oublié.
Ses potes lui donnèrent de petites claques, l'air exaspérés, et j'esquissai un léger sourire amusé face à la scène. Ils n'allaient pas s'ennuyer.
– T'es vraiment trop con ma parole, dit le gars à la tête de bébé. Ça fait genre une heure que tu t'es fait mal t'as déjà oublié !
– J'crois qu'il a trop méfu, déclara le grand barbu en s'enfonçant dans son siège pour étendre ses jambes.
Un petit silence s'installa mais le blessé reprit vite la parole :
– Ça règle pas mon problème, j'ai toujours envie d'sèpe.
Un « ta gueule » monumental sortit en même temps de la bouche de ses deux potes.
Je tentai de retenir un rire, ne voulant pas paraître intrusive.
Puis le silence se réinstalla, et je les remerciai mentalement de m'avoir distraite le temps de quelques minutes car bien vite, l'angoisse me tordit de nouveau le ventre.
J'avais besoin de fumer un pète d'urgence. J'en gardais toujours un pré-roulé dans mon sac au cas où dans ma « boite à pète d'urgence ». Je n'étais plus une grande fumeuse, mais une à deux fois par mois s'il le fallait j'étais contente de trouver ce qu'il me fallait dans mon sac.
Je m'apprêtais à me lever quand je fus sollicitée par un nouvel appel. Je soupirai en voyant le nom s'afficher. C'était Alexis et je savais qu'il allait me piquer une crise. Il n'était pas venu au match mais je supposais que ça n'annulait pas notre rendez-vous du soir chez lui. Décidément j'avais vraiment besoin de ce joint.
Je sortis dehors pour épargner la tempête aux personnes présentes dans la salle d'attente.
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Titre du chapitre : Toy Story, « Je suis ton ami »