Je n'étais pas la seule nouvelle arrivante, trois autres joueuses faisaient leur arrivée depuis d'autres équipes et deux filles sortaient du centre de formation d'Issy Paris. Je m'étais d'ailleurs vite rapprochée de Stine, une norvégienne du même âge que moi. J'avais l'avantage de parler couramment anglais, ce qui nous permettait de communiquer facilement, et j'avais tout de suite pris l'initiative de l'aider à travailler son français en échange de quelque leçons de norvégien.
Les jours raccourcissaient de plus en plus. Le soleil était presque couché et je songeai qu'il n'était qu'une question de temps avant que je regrette ces moments où je pouvais sortir du Palais des Sports en admirant la petite lueur décliner derrière les bâtiments.
Je me dirigeai vers le RER pour rentrer chez moi, bas de survêtement et veste à l'effigie de ma nouvelle équipe sur le dos, mes écouteurs dans les oreilles et le sac de sport à l'épaule. Plus que quarante minutes de trajet et je pourrai profiter d'une bonne nuit de sommeil bien méritée.
J'étais joueuse de handball professionnelle, depuis trois ans en première division. Mais en parallèle il me fallait assurer mon après-carrière et je devais au moins décrocher une licence. J'avais bien pensé à faire un BTS mais le parcours universitaire était plus souple et s'adaptait mieux à ma carrière. Je pouvais diviser une année de licence pour l'effectuer sur deux années, ce qui me permettait de combiner la fac, les entraînements, les séances d'entretient musculaire et les matchs.
Voilà pourquoi tous les jours je faisais une heure trente de trajet, alternant entre la fac et le sport. La RATP me devait au moins soixante pour cent de ses bénéfices.
Tout en continuant à marcher, je me rappelai que je n'avais que deux heures de cours le lendemain matin, à 10h, et que je pouvais me permettre de ne pas rentrer ce soir. Cette idée en tête, je pris mon téléphone et appelai mon frère :
– Salut la moche ! s'exclama-t-il à peine le téléphone décroché, me réduisant par la même occasion l'ouïe de trente pour cent.
– Wesh le gueux ! Comment ça va ?
– Ça allait avant que t'appelle, parce que je te vois venir, je sais que t'as un truc à me demander... Qu'est-ce que tu me veux encore ?
– Oh rien, j'avais juste envie d'entendre ta voix mon Raphy, tu m'as manqué tu sais ?
– Bon accouches j'ai pas ton temps là ! l'entendis-je s'impatienter.
Nous pousser mutuellement à bout était l'un de nos hobbies favoris.
– N'importe quoi, genre t'as quelque chose à faire, je sais que je suis ta seule raison de vivre ! Bref, je me demandais si je pouvais dormir chez toi ce soir ? Je viens de sortir de l'entraînement et je me suis dit qu'on pourrait se faire une petite soirée comme à l'époque ?
– Putain cette vieille que t'es ! « À l'époque » c'était y'a genre deux mois à tout péter.
– Ouais bah c'est beaucoup trop.
Raphaël et moi étions fusionnels depuis notre naissance. Nous avions passé neuf mois enfermés ensemble avant de naître et les quelques tentatives de nous séparer étant petits avaient toujours échoué. Tout cela était encore valable aujourd'hui puisqu'il m'avait suivi à Paris pour réduire la distance entre nous.
Nous étudiions dans différents domaines et donc dans différentes facs. Paris était une grande ville alors nous avions été obligés de prendre des logements à côté de nos universités respectives, à trente-neuf minutes en moyenne l'un de l'autre. Oui, nous avions vraiment chronométré.
Nous ne nous le disions pas mais nous savions l'un comme l'autre que nous arrivions quand même à nous manquer alors que nous vivions dans la même ville.
– Hmm... grommela-t-il. Bon allez viens, on va se serrer. C'est vraiment par pure bonté d'âme que je fais ça, j'ai pas envie de voir ta gueule.
– Moi non plus qu'est-ce que tu crois ? Je remplis juste mon devoir de sœur jumelle.
Il me singea en rajoutant quelques « gneu gneu » au début de sa phrase, puis il se rappela qu'il était adulte :
– Bon allez, à tout de suite Mel, fais attention à toi.
– T'inquiètes. Et prépare à bouffer, je crève la dalle !
Je raccrochai après l'avoir entendu râler, puis remis ma musique en marche, et pris le chemin du RER.
[...]
J'étais chez mon frère depuis une heure et nous mangions des pizzas avachis sur son lit, mes jambes croisées sur les siennes. Il fallait se serrer dans son dix mètres carré. Mais puisqu'il ne touchait pas de salaire et qu'il n'acceptait pas que je l'aide financièrement, argumentant que la bourse lui suffisait, il n'avait pas le droit de se plaindre.
Nous regardions pour la cinquantième fois Harry Potter, ce qui nous permettait de discuter en même temps :
– Ton Alexis a pas voulu de toi ce soir ? me lança-t-il.
Alexis était mon copain. Enfin... Un garçon que je fréquentais depuis mon arrivée à Paris, fin août. Nous nous amusions bien ensemble mais pour l'instant ça s'arrêtait là. J'avais l'impression qu'Alexis voulait une petite vie de couple et il croyait que je lui appartenais. Étant une femme plutôt indépendante et ayant des difficultés à m'attacher, ça avait tendance à me saouler. En plus de ça, il était jaloux du temps que je passais avec mon frère, et c'était pour moi quelque chose d'inenvisageable sur le long terme.
– C'est moi qui ai pas voulu de lui, répondis-je, tu parles il voudrait que je passe mes soirées à son appart ! Je l'aime bien hein mais tu sais comme je suis.
– Content de voir que changer de ville ne t'a pas changé toi. T'es vraiment une chieuse, il sait pas dans quoi il s'engage le pauvre garçon !
Pendant ce temps, Dumbledore sautait sur Harry pour lui demander si oui ou non il avait mis son nom dans la coupe de feu.
– Tu l'aimes juste bien ou t'es quand même attachée à lui un minimum ?
Raphaël connaissait mes difficultés à m'attacher aux membres de la gente masculine. J'avais eu une ou deux relations mais je ne croyais pas être une seule fois réellement tombée amoureuse. Aucune histoire sombre ou événement traumatique dans mon passé n'expliquait ce côté de ma personnalité, je n'avais pas souffert du tout, j'étais juste assez libre et me lassais souvent avant que les choses ne deviennent sérieuses.
– Je l'aime bien, je me prends pas la tête, on s'amuse bien.
– Vous vous amusez bien... répéta-t-il, dubitatif. Oh non, dis rien de plus, j'veux pas connaître tes histoires de cul !
Je rigolai. Effectivement c'était dans notre Pacte des Jumeaux, nous nous disions presque tout. Nos histoires de fesses faisaient partie de la catégorie « presque ».
– J'allais rien te dire ça va, c'est toi qui cherche les embrouilles là où y'en a pas !
Hermione venait de spécifier à ses amis qu'elle n'était pas un hibou.
– Et toi et Inès alors ? Vous le vivez comment la distance ?
Inès, sa copine depuis trois ans, était restée chez nous à Dijon. Je l'aimais beaucoup, nous étions devenues amies avec le temps et elle avait mon respect éternel pour avoir réussi à supporter mon frère aussi longtemps.
– Ça va. Elle me manque mais je sais que j'ai pris la bonne décision, dit-il, sûr de lui. Toi et moi on sait très bien qu'on aurait mal vécu la distance et qu'Inès me manque moins que toi tu m'aurais manqué si j'étais resté.
Je ne le savais que trop bien. Certains disaient que nous avions une relation malsaine, trop fusionnelle. Parfois j'étais d'accord ; à plusieurs reprises quand nous étions petits et que nous avions été séparés ne serait-ce qu'une journée, l'un ou l'autre s'était rendu malade de l'absence de son jumeau. Mais c'était aussi une relation que la plupart des gens ne pouvait pas comprendre, avoir un jumeau n'étant pas donné à tout le monde. Ça me mettait donc hors de moi lorsque mon entourage s'amusait à jouer les psychologues en prétendant comprendre. Comme si nous faisions exprès d'être si dépendants l'un de l'autre.
– Dijon me manque... dis-je l'air boudeur.
Raphaël m'attira contre lui, je posai ma tête sur ses genoux et il joua avec mes cheveux.
– Je suis contente d'être dans une équipe comme Issy, ces filles sont super talentueuses mais notre ville me manque... Je pensais jamais dire ça un jour d'ailleurs.
– Tu m'étonnes, on a passé notre vie à se plaindre de cette ville de merde.
Pourtant en y réfléchissant maintenant, elle n'était pas si mal que ça.
– Papa me manque aussi, continuai-je. Tu crois qu'il va bien sans nous ?
– Je suis sûr que oui. Après il cache tellement ses émotions que c'est difficile à dire mais je pense que ça va. On lui manque, c'est sûr, mais c'est une bonne occasion pour lui de reconstruire sa vie. Il fallait bien qu'on se barre un jour de toute manière, on a vingt-deux piges. Et puis il a Fanny, Sohel, et bientôt un bébé. Il va enfin avoir la vie qu'il mérite.
Effectivement notre père avait toujours tout sacrifié depuis notre naissance et encore plus à la mort de notre mère. Il n'avait jamais vraiment vécu pour lui-même, c'est pourquoi nous espérions aussi en partant que cela lui permettrait de repartir à zéro et de refaire sa vie. Nous étions tous les deux très proches de lui et depuis toute petite mon père était mon héro. J'avais bien conscience d'être une petite fille à papa parfois mais je lui devais énormément.
– Je vais réessayer de lui virer mon salaire même s'il a jamais accepté quand je jouais à Dijon, lui dis-je. Je sais qu'il va encore refuser mais ça vaut le coup d'essayer.
Le loyer de mon vingt mètres carré n'était pas aussi élevé que tout le monde l'aurait cru et je touchais beaucoup plus que ce dont j'avais besoin pour vivre :
– Il en a plus besoin que moi et je lui dois bien ça.
Raphaël continuait de jouer avec mes cheveux et je sentais les tresses s'accumuler dans ma tignasse :
– Il va pas l'accepter c'est sûr. Je comprends pourquoi tu veux le faire, mais on pourra jamais lui rembourser tout ce qu'il a fait pour nous en argent. En plus il va te dire qu'il en a pas besoin. Ce qui est vrai d'ailleurs, il galère plus autant que quand on était gosses.
Oui. J'étais une fille à papa mais juste dans le sens où j'étais très proche de lui. Car financièrement parlant, il avait toujours galéré. Raphaël et moi savions que parfois les fins de mois avaient été dures et que notre père ne mangeait pas à sa faim pour que nous ne manquions de rien, pensant que nous ne nous en rendions pas compte.
– Il fait chier ! lançai-je.
– La fierté Clarkson, Mel ! On en a tous les deux hérité, à sa place t'aurais pas accepté non plus. Je le sais parce que c'est ce que j'aurais fait. On est tous des putains de têtes de mules.
Il avait tellement raison.
– J'espère que Bouhied et Moingeon ils m'auront pas remplacée, dis-je après un silence.
Bouhied, de son prénom Tarek, et Moingeon, de son prénom Hugo, étaient nos meilleurs amis d'enfance. Ils se trouvaient dans environ quatre-vingt-dix pour cent des conneries que Raphaël et moi avions fait. Nous nous étions créée des souvenirs inoubliables et ne nous étions jamais lâchés. Nous connaissions Hugo depuis l'école maternelle et avions grandi ensemble. Nous avions toujours connu Tarek aussi, mais nous ne nous étions rapprochés qu'à l'âge de sept ans, lorsque nous avions emménagé sur le même palier que lui. Sa mère s'était beaucoup occupée de nous et elle était pour nous une deuxième maman.
– Bien sûr qu'ils t'ont remplacée, ils attendaient que ça de se débarrasser de toi, ça fait dix-huit piges que tu nous pourris la vie ! Juste, moi j'ai pas le choix de continuer à te côtoyer.
Je lui donnai une petite claque. Ils m'avaient tout autant emmerdé. Mais c'est vrai qu'en étant la seule fille, et ayant grandi en quartier défavorisé, je leur en avais fait baver les pauvres. J'aimais beaucoup trop les emmerder et j'avais besoin de m'affirmer au milieu de tous ces mecs. Mais j'étais persuadée que c'était aussi pour ça qu'ils m'aimaient.
– Bon t'as fini de jouer avec mes cheveux là ? Je suis pas ta poupée !
Raphaël me tira la langue et s'ensuivit un concours d'insultes puis une bataille de croûtes de pizza et de polochon. Nous ne finîmes pas le film et nous endormîmes serrés dans son lit, comme lorsque nous étions petits.
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Titre du chapitre : Avicii, « Hey Brother »