À une dizaine de mètres, les portes automatiques des urgences s'écartèrent. Harrison Vance émergea. Il ne marchait pas, il se ruait vers l'extérieur, le visage déformé par une panique brute que Vivian ne lui avait jamais connue. Dans ses bras, il portait Charlotte Vance, sa cousine adoptive, comme si elle était une relique sacrée sur le point de se briser.
Le cœur de Vivian, cet organe stupide et loyal, fit un bond. C'était son mari. Il souffrait.
- Harrison ? appela-t-elle, sa voix aussitôt dévorée par le grondement du tonnerre.
Il ne tourna pas la tête. Pas un cillements, pas une hésitation. Il passa devant elle comme si elle n'était qu'un élément du décor, un lampadaire éteint ou une flaque d'eau. Son monde entier se réduisait au visage pâle de Charlotte.
Un garde du corps massif, une montagne de muscles en costume sombre, s'interposa, bloquant le champ de vision de Vivian.
- Reculez, Madame. Laissez passer M. Vance.
Vivian se figea. Dans l'interstice, alors que Harrison s'engouffrait vers sa limousine blindée, Charlotte entrouvrit les yeux. Elle ne semblait pas à l'agonie. Par-dessus l'épaule large de Harrison, son regard croisa celui de Vivian. Lentement, ses lèvres s'étirèrent. Ce n'était pas une grimace de douleur. C'était un sourire. Un sourire de prédateur repus.
Le message était clair : Il est à moi. Il ne te verra jamais.
Vivian resta plantée sous le déluge jusqu'à ce que les feux rouges de la voiture disparaissent dans la nuit new-yorkaise. Près de l'entrée, deux infirmières prenaient leur pause cigarette sous l'auvent.
- C'est beau, un homme qui aime autant sa femme, soupira la première.
- Ce n'est pas sa femme, c'est sa cousine, rectifia la seconde. La femme, c'est celle qui attend là-bas. Celle qui a l'air de ne rien valoir.
Vivian baissa la tête. L'eau ruisselait sur ses lunettes à monture noire. Elle ne pleurait pas. Elle ajusta ses lunettes, cachant la petite tache de naissance en forme de larme au coin de son œil gauche. Elle arrêta un taxi jaune. Le chauffeur la dévisagea avec méfiance lorsqu'elle donna l'adresse du Manoir Vance, une destination de l'Upper East Side bien trop prestigieuse pour une femme trempée qui semblait porter toute la misère du monde sur ses épaules.
Le retour fut un long silence. Lorsqu'elle poussa la lourde porte en chêne du manoir, Maria, la gouvernante, l'attendait. Elle ne proposa pas de serviette. Elle fixa simplement la flaque qui s'élargissait sur le sol.
- Vous abîmez le parquet, Madame, dit-elle sèchement. M. Vance déteste le désordre.
- Je vais nettoyer, murmura Vivian.
Elle monta l'escalier monumental, passant devant la suite de Charlotte. La porte était entrouverte, libérant des effluves de lys et de parfums capiteux. Sur le lit à baldaquin trônaient des sacs Hermès et des écrins Cartier, les offrandes que Harrison accumulait pour apaiser les "crises" de sa cousine.
Vivian continua jusqu'au fond du couloir, vers la petite chambre d'amis qui lui servait de chambre conjugale. Harrison n'y mettait jamais les pieds. Il prétextait un sommeil léger, un besoin d'espace. En réalité, c'était un besoin d'absence.
Elle entra et verrouilla la porte. Le silence tomba sur elle, lourd et définitif. Elle retira ses lunettes, révélant des yeux d'un gris orageux, froids et lucides. Elle n'était pas la "fille de rien" que le monde voyait.
Le vrombissement d'un moteur puissant dans l'allée annonça le retour de Harrison. Il revenait chercher quelque chose pour Charlotte, sans doute.
Vivian sortit de sa chambre pour aller chercher un verre d'eau, croisant Lorraine Vance dans le couloir. Sa belle-mère portait une robe de chambre en soie qui valait plus que l'éducation universitaire de la plupart des gens.
- Tu es encore là ? siffla Lorraine. Je pensais que tu aurais la décence de te faire oublier. Harrison a annulé une réunion cruciale pour Charlotte ce soir. C'est ça, l'amour, Vivian. Pas ce contrat pathétique que tu as signé.
Elle pointa un ongle manucuré vers la poitrine de Vivian.
- Tu n'es qu'une parasite. Une opportuniste sans éducation sortie d'un trou perdu.
Vivian serra son verre d'eau. D'habitude, elle baissait les yeux. C'était la règle de survie : être invisible. Mais ce soir, l'image de Harrison courant sous la pluie avait brisé le dernier maillon de sa patience.
Elle releva la tête, soutenant le regard de Lorraine avec une intensité nouvelle.
- Au moins, je ne suis pas celle qui doit humilier les autres pour se sentir exister dans sa propre maison, dit-elle d'une voix calme.
Lorraine recula d'un pas, choquée. Harrison apparut en haut des escaliers, une trousse de médicaments à la main.
- Qu'est-ce qui se passe ? tonna-t-il. Vivian, tu agaces encore mère ?
- Elle m'a manqué de respect, Harrison ! s'exclama Lorraine, la main sur le cœur.
Harrison foudroya Vivian du regard. Il y avait tant de mépris dans ses yeux noisette, tant de fatigue.
- Je n'ai pas le temps pour tes gamineries. N'oublie pas d'où je t'ai sortie. Retourne dans ta chambre.
Il la contourna sans la toucher, comme si elle était contagieuse, et entra dans la chambre de Charlotte. La porte claqua.
Vivian retourna dans sa chambre. Elle ne pleura pas. Elle s'agenouilla et tira une valise en cuir usé de dessous le lit. Elle l'ouvrit, révélant un compartiment secret contenant un ordinateur portable noir mat, sans marque.
Elle l'alluma. L'écran projeta une lueur bleue sur son visage déterminé.
Une fenêtre sécurisée s'ouvrit. Interface : GHOST.
Message entrant : "Oracle, le président de Harvard insiste pour votre avis sur le cas neurologique."
Vivian ignora le message pour l'instant. Elle bascula sur une autre interface cryptée.
Elle ouvrit un nouveau document. Ses doigts ne tremblaient plus.
Objet : Convention de Divorce.
Elle imprima le document sur la petite imprimante portable cachée dans la valise. Puis, elle alla vers le tiroir de sa table de nuit, sortit son contrat de mariage et le rangea soigneusement dans une chemise cartonnée avec la demande de divorce.
Elle ne jeta rien. Elle rangea tout. C'était la fin du désordre.
- C'est fini, murmura-t-elle.