Alors, j'ai accepté le poste d'assistante administrative à la fac qu'il m'avait trouvé. C'était près de son bureau, peu stressant et, surtout, ça me permettait d'être disponible pour lui.
L'ironie ne m'échappait pas. Maintenant, mon travail m'amenait souvent à le croiser sur le campus, naviguant selon la règle tacite que nous devions agir comme de simples connaissances polies. Il y tenait. Disait que ça éviterait les « commérages inutiles » sur un professeur sortant avec une employée administrative. Je voyais clair dans son jeu : il avait honte de moi, ou du moins, honte de nous.
Aujourd'hui, j'avais besoin de sa signature sur un dossier de subvention. Son téléphone tombait directement sur la messagerie, et mes messages restaient non lus. C'était typique de Damien. Alors, je me suis rendue à son bureau, une boule d'angoisse se serrant dans mon estomac.
Devant sa porte, une petite file d'étudiants attendait. J'en ai reconnu quelques-uns, les yeux rivés sur leur téléphone, d'autres serrant nerveusement leurs manuels. J'ai soupiré, prenant ma place au bout de la file.
Il me disait que ses heures de permanence étaient sacrées, dédiées uniquement à la croissance intellectuelle de ses étudiants. « Pas de distractions, Léa », avait-il dit, « même pas de ta part ».
Juste à ce moment-là, la porte du bureau s'est ouverte. Chloé est apparue, ses cheveux parfaitement décoiffés, un sourire timide aux lèvres. Elle a pratiquement flotté devant les étudiants qui attendaient, lesquels ont grommelé à voix basse.
« Y'en a qui ont des passe-droits », j'ai entendu murmurer une étudiante, assez fort pour que je l'entende. « Le professeur Dubois a toujours du temps pour Chloé. Elle vit pratiquement dans son bureau. »
La porte s'est refermée derrière elle, étouffant les sons assourdis de l'intérieur. Mon estomac s'est contracté. Ce n'étaient pas que des ragots. C'était vrai. Je le savais au plus profond de moi, dans chaque appel ignoré, chaque regard distant, chaque nouvelle préférence qu'il avait soudainement développée.
J'ai pensé à toutes les heures que j'avais passées à l'attendre, à attendre son attention, ne serait-ce qu'une miette de l'homme que je pensais connaître. J'ai ressenti une profonde pitié pour moi-même, puis une vague de colère. Comment avais-je pu être si aveugle ? Si stupide ?
Quelques minutes plus tard, la porte s'est rouverte. Damien se tenait là, l'air parfaitement composé, une pile de papiers à la main. Il a jeté un coup d'œil aux étudiants qui attendaient, puis ses yeux se sont posés sur moi. Son expression était illisible.
Je me suis avancée. « Damien, j'ai besoin de ta signature pour le dossier de subvention de l'ANR. La date limite est à dix-sept heures. »
Il a hoché la tête sèchement. « Entre. »
Je l'ai suivi dans son bureau. Il s'est assis derrière son bureau, me faisant signe de poser les papiers. Alors que je le faisais, il s'est penché, sa voix basse. « Essaie de ne pas te faire voir en sortant avec moi. Les apparences, tu sais. »
Mon cœur s'est durci. Les apparences. Toujours les apparences. Pour lui, elles comptaient plus que la réalité. Plus que nous.
Je suis sortie de son bureau, le dossier de subvention maintenant signé, ma main un peu plus stable qu'en arrivant. Tout cet échange ressemblait à un mauvais rêve. J'étais sa secrétaire glorifiée, un petit secret honteux qu'il gardait caché.
Le pot de la faculté ce soir-là fut tout aussi douloureux. Mon travail exigeait ma présence, pour me mêler aux autres, m'assurer que tout se passait bien. Damien, lui, était là pour briller.
Je l'ai observé de l'autre côté de la salle bondée, son sourire charismatique captivant un cercle de jeunes professeurs. Chloé était à ses côtés, suspendue à ses lèvres, son adoration rayonnant comme un phare.
Je me suis déplacée dans la pièce, ramassant les verres vides, engageant de petites conversations, faisant mon travail. En passant devant un salon privé faiblement éclairé, j'ai entendu des éclats de rire bruyants. Les sons d'une fête, d'une célébration.
La curiosité, ou peut-être le masochisme, m'a attirée plus près. J'ai jeté un coup d'œil à l'intérieur. Damien, entouré d'un groupe de ses étudiants préférés et de quelques jeunes professeurs, tenait la vedette. Et juste à côté de lui, gloussant, se trouvait Chloé.
« Professeur Dubois, à votre recherche révolutionnaire ! » a acclamé un étudiant en levant son verre.
« Et à Chloé, pour être une muse si inspirante ! » a ajouté un autre en lui faisant un clin d'œil.
Chloé a rougi, battant des cils en direction de Damien. « Oh, arrêtez, les gars. »
Damien a gloussé, son bras nonchalamment drapé autour de l'épaule de Chloé. Puis, quelqu'un a crié : « Un toast ! À notre prof préféré et à son étudiante préférée ! Buvez, tous les deux ! »
Chloé a pris un verre. « Professeur, vous me faites cet honneur ? » a-t-elle demandé, sa voix mielleuse.
« Bien sûr, ma chère », a répondu Damien, les yeux pétillants.
« Un toast à l'avenir ! » a crié quelqu'un. « Et un toast... bras-dessus, bras-dessous ! »
La pièce a éclaté en acclamations. Damien et Chloé se sont regardés, puis, avec une hésitation presque imperceptible de la part de Damien, ils ont croisé les bras, leurs verres s'entrechoquant. Pendant qu'ils buvaient, leurs yeux se sont verrouillés, puis, dans un mouvement lent et angoissant, leurs lèvres se sont effleurées. Un baiser partagé, intime.
Mon souffle s'est coupé. Le monde a basculé. Une sensation vive et brûlante s'est propagée dans ma poitrine, me calcinant les poumons.
Puis, quelqu'un a levé les yeux, son regard croisant le mien. Les rires se sont tus instantanément. Un silence est tombé sur la pièce. Damien, les yeux toujours sur Chloé, a lentement tourné la tête. Son regard s'est posé sur moi, écarquillé de surprise, puis une lueur de panique.
Il a commencé à bouger, un pas vers moi. Mais Chloé, toujours accrochée à son bras, l'a retenu. Elle m'a regardée, un sourire triomphant aux lèvres, puis a serré possessivement le bras de Damien.
Mon téléphone a vibré dans ma main. Un message de Damien. *Léa, ce n'est pas ce que tu crois. C'est juste un jeu stupide. S'il te plaît, laisse-moi t'expliquer.*
J'ai fixé les mots, puis lui, debout là avec elle. L'explication était déjà peinte sur son visage. J'ai fermé les yeux, une seule larme traçant un chemin sur ma joue. Puis, j'ai calmement appuyé sur le bouton d'alimentation de mon téléphone, plongeant l'écran dans l'obscurité.