Mon esprit dériva, des années et des années en arrière, à une époque avant la froideur, avant la stagiaire, avant les promesses non tenues.
Grégoire et moi avons grandi ensemble dans la même petite ville. Il était le golden boy, celui au sourire éblouissant et au charme facile. Les filles affluaient vers lui comme des abeilles sur du miel, mais il ne leur accordait jamais la moindre attention. Il était toujours entouré d'une bande de garçons, un leader naturel. J'étais juste Corinne, sa voisine silencieuse, sa partenaire d'étude, la seule fille qu'il traitait réellement comme un être humain, pas une conquête.
Il chassait tout garçon qui osait me regarder deux fois. « Elle est avec moi, » grognait-il, son bras nonchalamment passé autour de mes épaules, possessif même à l'époque. J'avais adoré ça. Cela me faisait me sentir spéciale, choisie.
Nos vies avaient été si longtemps entrelacées qu'il semblait inévitable que nous finissions ensemble. Mais notre mariage, quand il est arrivé, n'est pas né d'une passion flamboyante. Il est né d'une tragédie.
Il venait de commencer ses études de droit, une étoile brillante en pleine ascension, quand l'accident est arrivé. Un conducteur ivre. Grégoire fut grièvement blessé. Les médecins dirent qu'il ne remarcherait peut-être jamais. Sa mère était désemparée, pleurant, déclarant sa vie ruinée.
J'étais là tous les jours, à chaque instant. Je le nourrissais, le lavais, lui lisais des livres, l'accompagnais dans une rééducation physique épuisante. J'étais son ombre, son pilier de force. Je l'aimais d'une dévotion féroce et inébranlable. Il était brisé, et je le réparerais.
Quand il fit enfin ses premiers pas chancelants, quand il fut libéré, un miracle à lui tout seul, sa mère me regarda avec des larmes dans les yeux. « Corinne, tu es un ange. Tu es la meilleure chose qui soit jamais arrivée à mon fils. »
Grégoire, encore pâle mais en convalescence, me prit la main. « Corinne, » murmura-t-il, ses yeux remplis d'une émotion brute et reconnaissante. « Je serai bon avec toi. Pour le reste de ma vie. Je te le promets. »
Et il le fut. À sa manière. Il m'épousa. Il m'acheta des cadeaux coûteux. Il m'emmena dans des vacances somptueuses. Il remplissait ses devoirs de mari, méticuleusement, presque cliniquement.
Il cuisinait parfois, préparant des repas élaborés, mais oubliant toujours que je détestais la coriandre, ou que je préférais mon steak saignant. Il me conduisait au travail, mais me déposait trois rues plus loin, se plaignant de la circulation, n'attendant jamais de me voir entrer en toute sécurité. Notre intimité était une affaire programmée, une corvée. Brève, détachée, efficace. Jamais il ne me regarda avec le genre d'adoration sans bornes que je le vis accorder à Chloé.
J'avais l'habitude de me plaindre à mes amies. « Il me laisse sur le trottoir, même quand il pleut. » Ou, « Il prépare mon plat préféré, mais le remplit d'ingrédients que je ne supporte pas. » Elles haussaient les épaules. « C'est juste le mariage, Corinne. Après dix ans, c'est normal. Ne sois pas si dramatique. » Je hochais la tête, l'acceptant, me disant que c'était à ça que ressemblait un amour mature et durable. C'était la stabilité. C'était réel.
Puis Chloé est arrivée.
Elle n'était pas juste une stagiaire. Elle était une révélation. Avec Chloé, j'ai vu le vrai Grégoire. L'homme qui aimait vraiment.
Je suis passée devant son bureau tard un soir, après avoir travaillé tard moi-même. La porte était entrouverte. Il montrait à Chloé un plan d'une nouvelle rampe d'accès qu'ils installaient à l'entrée arrière du cabinet. « C'est pour toi, ma chérie, » disait-il, sa voix douce, presque tendre. « Pour que tu n'aies pas à te débattre avec cette cheville foulée. » Il s'inquiétait de sa cheville foulée, construisant une rampe. Je m'étais cassé la jambe une fois, et il m'avait juste dit de prendre un taxi.
Je l'ai vu parcourir des blogs de musique indépendante obscurs sur son ordinateur de bureau, quelque chose qu'il n'avait jamais fait, puis je l'ai entendu discuter d'un groupe avec Chloé, leurs voix basses et intimes, leurs rires partagés résonnant dans le couloir. Il savait tout sur ses groupes obscurs préférés, son café végétalien préféré, ses projets passionnés. Il a appris à la connaître. Il l'a vue.
Un soir, j'ai trouvé son téléphone posé sur le comptoir de la cuisine. Une nouvelle application, qui m'était inconnue, brillait sur l'écran. C'était une application d'apprentissage des langues. J'ai cliqué dessus. Elle était réglée sur le français. Chloé avait mentionné une fois, en plaisantant, qu'elle voulait apprendre le français.
Puis, il y a eu la nuit où je suis entrée accidentellement dans son bureau à domicile, m'attendant à ce qu'il soit vide. Il était à son bureau, le dos tourné. Il murmurait dans le téléphone, sa voix un bourdonnement grave. « Je t'aime, » dit-il, si doucement, si totalement, indéniablement sincère. « Plus que tout. »
Mon sang se glaça. Le téléphone était en sourdine, l'écran noir. Il ne parlait à personne. Il s'entraînait. Il s'entraînait pour elle. Il s'entraînait aux mots qu'il ne m'avait jamais prononcés. Pas une seule fois en dix ans de vie commune. Ni dans la maladie, ni dans la santé, ni dans la joie, ni dans la peine. Jamais.
Il ne m'avait jamais dit « je t'aime ». Pas une seule fois.