– Embrasse-le, dit-il en rapprochant dangereusement l'animal de mes lèvres. Peut-être qu'il se transformera en prince charmant, comme dans les films débiles de princesses que tu regardes.
Je recule de plusieurs centimètres, toisant méchamment mon bourreau, puis décide de fuir carrément. Je me déplace, attrape un torchon sur le comptoir de la cuisine, et l'enroule autour de mes cheveux en rétorquant :
– C'est toi qui es débile !
– N'insulte pas ton grand frère, Cherry.
Sérieusement ?
– Maman, pourquoi tu lui passes toujours tout ? C'est injuste !
Je saisis un autre torchon pour essuyer les traces de crème glacée sur mon visage et mon tee-shirt.
– Parce que c'est mon anniversaire et que je suis l'aîné.
– Vous faites tout à l'envers. C'est de la benjamine qu'on s'occupe leplus normalement.
Encore une fois, ma mère ignore mes remarques sur l'injustice constante que je subis dans cette famille. Elle dit que je dramatise pour un rien.
– Oh, Luka ! Bonjour, tu as bien dormi ?
Mon corps se fige. Le monde s'arrête.
Enfin, juste le mien. Je fixe le gâteau au chocolat qui gonfle dans le four.
Luka est là ? Quand est-il arrivé ? Je n'ose pas tourner la tête pour le regarder. Il ne doit pas me voir dans cet état. Mais filer dans ma chambre sans l'avoir salué mettrait la puce à l'oreille de tout le monde.
– Oui, merci, Patricia.
Le son de sa voix fait frissonner mon cœur dans ma poitrine. J'entends ses pas se rapprocher de ma position.
– Ça va, mon garçon ? lui demande ensuite mon père.
– Comme toujours lorsque je suis chez vous, David. Merci beaucoup pour l'hospitalité.
– Ça nous fait plaisir de t'avoir avec nous à chaque période de vacanceset surtout à chaque anniversaire de Ted. Tu es comme notre second fils.
Non.
Je ne me résignerai jamais à accepter cette phrase. Je ne veux pas qu'il fasse partie de la famille. Enfin, pas de cette façon-là.
Je sors enfin de mon immobilité. Mon cerveau arrive à convaincre mes membres de réagir plus ou moins normalement. Mais au lieu de tourner la tête pour le saluer, je préfère faire comme si sa présence ne venait pas de faire accélérer mon rythme cardiaque. J'attrape la boîte de céréales, plus pour avoir l'air occupée qu'autre chose.
– Cherry ?
Les sensations angéliques dans mon ventre se réveillent quand Luka m'appelle. J'aime tellement son léger accent espagnol et la façon dont il roule le « r » de mon prénom.
Pourquoi je ne suis pas juste partie prendre une douche ? Il fallait que je m'entête à venir montrer à mes parents ce que Ted m'avait fait. À présent, je dois assumer. Je dois me retourner. Je ne peux pas y échapper. J'abandonne le paquet de Miel Pops pour cacher les traces humides de crème glacée en croisant les bras sur ma poitrine.
– Hey, Luka.
Trouve un truc à dire. Ne reste pas plantée là à sourire comme une idiote. Trouve un truc à dire, Cherry !
– Bienvenue.
OK, dès que je monte dans ma chambre, je recherche sur WikiHow comment faire pour ne pas rougir devant celui dont on est secrètement amoureuse depuis deux ans. Je doute de trouver une réponse à une question si précise, mais sait-on jamais. Internet sait tout maintenant.
Simplement vêtu d'un tee-shirt blanc qui fait ressortir à la perfection ses bras musclés, il me regarde avec ses grands yeux pénétrants, une main triturant la chaîne argentée qu'il a au cou. Mon cadeau de Noël de l'année passée. J'aime le voir avec ce petit objet, je sais que c'est ridicule mais c'est comme s'il se déplaçait avec un bout de moi. Mes lèvres me supplient de les laisser s'étirer, mais je résiste.
– Tu as encore grandi, me dit-il avec un sourire qui me fait fondre.
– Grossi, tu veux dire, intervient son meilleur ami.
Là, mes lèvres me supplient de ne pas les serrer si fort parce qu'elles ont envie de proférer les pires insultes du monde. Je lance un regard noir à mon imbécile de grand frère. J'ai beau me répéter que je dois arrêter d'y faire attention, ses remarques sur mon poids me font toujours l'effet d'une petite aiguille qui a transpercé l'un de mes doigts par mégarde.
– Je te trouve mignonne, moi, répond Luka.
J'ai l'impression de recevoir un nouveau pot de crème glacée sur la tête.
Sa fraîcheur engourdit mes sens. C'est aussi ce qu'il dit de Dipsy.
– Merci, réponds-je simplement.
Un sourire hypocrite sur les lèvres, je détourne les yeux et pars à la recherche de mon mug Death Note, qui affiche le visage du dieu de la mort au contact de l'eau chaude. En vrai, je pars surtout à la recherche d'une excuse pour qu'il ne puisse pas voir les dégâts que viennent de causer ses mots sur mon humeur déjà massacrée.
Mignonne ? Je ne veux pas de ça. Je veux qu'il me trouve belle, attirante, sexy. Comme Tina Tunder. Pas juste mignonne.
J'ouvre le buffet de la cuisine et me hausse sur la pointe des pieds pour récupérer mon mug.
– Quand es-tu arrivé ?
– Hier dans la nuit. Tu dormais déjà, me répond-il.
Une main impatiente dirigée vers la plus haute étagère, je me contente de hocher la tête.
– Prends l'escabeau, Cherry, me conseille ma mère.
Déjà, Teddy ne l'a pas descendu. Ensuite, elle ne m'a pas écoutée, elle, quand je me suis plainte de lui, alors je décide que moi non plus. Je préfère bouder sa recommandation. Encore un petit effort sur la pointe des pieds et je pourrai...
– Je vais t'aider.
Luka est déjà derrière moi quand je l'entends me faire cette proposition. Je sens son torse dur se coller contre mon dos et son bas-ventre sur... mes fesses ? J'écarquille les yeux et baisse la tête. Mes sens se réchauffent. Décidément, ce matin, ma température fait des montagnes russes. Son parfum m'enivre. Ce n'est pas humain d'être aussi accro à une autre personne.
– Tiens.
Il me le tend par-dessus mon épaule. Je m'en saisis, le remercie discrètement d'un mouvement de tête et fuis sa présence dominante.
– Quel est le programme de la journée ? demande ma mère.
– Avec Luka, on va aller chez Josh jouer à la console cet après-midi.
Il se met derrière ma mère, qu'il dépasse d'une bonne tête, l'encercle de ses bras et lui fait un bisou tendre sur la joue.
– Ah... ton frère sort l'artillerie, déclare mon père.
Je récupère une assiette de pancakes et me verse du lait en lorgnant Teddy.
– D'ailleurs... fait-il. On se disait qu'on pourrait terminer la soirée chezlui.
Sous-entendu pour faire la fête, boire et draguer. À ce qu'il paraît, Josh Owen organise les meilleures soirées de l'île. Je dis « à ce qu'il paraît » parce que je n'ai pas encore le droit d'y aller. Mes parents ne nous autorisent à partir en soirée qu'à l'âge de 18 ans, comme les leurs autrefois. C'est une sorte de règle familiale. Bien sûr, Teddy ne la respecte pas. On sait bien qu'à Miami, chaque fois qu'il va dormir chez ses potes, c'est pour sortir la nuit, mais personne ne dit rien.