Je grognai et partis vers la cuisine. Aujourd'hui, le café était vital. Je sortis une dosette, la glissai dans la Keurig et posai ma tasse préférée – blanche à pois noirs, décorée d'un grand chrysanthème rouge et orange – sur le support. La machine bourdonna et, deux minutes plus tard, mon café fumait déjà.
Lucky arriva pile au moment où je prenais place sur un tabouret de l'îlot en granit, tasse en main. Comme toujours, il portait un jean sombre et un simple t-shirt. Il sentait le frais, son parfum de gel douche mêlant des notes épicées qui m'étaient familières. Cette odeur, c'était presque le symbole de ce qu'était devenu mon foyer : lui. Lucky était ma seule famille. Mon seul repère. Et j'avais du mal à ne pas m'inquiéter pour lui.
« Tu es rentré tard, hier », lançai-je, plus pour l'amener à parler que pour avoir une vraie réponse.
Il ouvrit un placard, sortit une énorme boîte de Froot Loops, attrapa un bidon de lait au frigo, puis, d'un seul geste, sortit une cuillère du tiroir. Tout ça pour venir s'installer face à moi.
« Ouais... Elle voulait un autre verre. Peut-être deux ? » marmonna-t-il en versant ses céréales.
Je roulai des yeux. Exactement ce que je n'avais pas envie d'entendre. Je resserrai mes mains autour de ma tasse et soufflai dessus, laissant la vapeur s'échapper.
« Tu te rappelles au moins de son prénom ? »
Un sourire insolent se dessina sur ses lèvres. Avec une cuillerée immense de céréales en bouche, il répondit :
« Bien sûr... Sandra. Ou Sarah. Ou un truc du genre. »
Ses yeux brillaient de malice, et je restai éberluée devant sa capacité à parler la bouche pleine. Je secouai la tête, partagée entre dégoût et exaspération. Ce n'était pas entièrement sa faute. Les femmes ne lui laissaient pas une seconde de répit. Il avait cette aura, ce magnétisme sauvage qu'aucune humaine ne pouvait ignorer. Et Luka, fidèle à lui-même, ne se privait jamais de répondre à leurs envies.
Je bus une gorgée de café, léchant les gouttes sur mes lèvres.
« Tu joues avec le feu. Tu ne veux pas tomber sur la mauvaise fille ou, pire, en mettre une enceinte. »
C'était loin d'être la première fois qu'on abordait le sujet. Je comprenais trop bien les illusions que pouvaient se faire certaines. Même s'il était clair sur ses intentions, elles n'écoutaient pas toujours.
Il haussa les épaules, un sourire en coin :
« Je fais attention, maman. Je rends juste service à la société. Et je te rappelle que pour toi, c'est Whiskey. »
« Tu resteras Lucky pour moi », répliquai-je en soupirant. « Je n'ai jamais compris pourquoi tu avais choisi ce nom débile. Et encore moins pourquoi papa t'a laissé faire. »
Mais au fond, je savais. Mes parents l'avaient adopté alors qu'il n'était qu'un gamin perdu, ses parents morts à la guerre. Papa l'avait chéri comme son propre fils, souvent trop. Alors, quand Luka avait voulu se créer une identité alternative avec un pseudo extravagant, il l'avait laissé faire. Certainement sans croire qu'un jour, on devrait réellement les utiliser.
« Whiskey, c'est classe », lança Lucky, la bouche pleine.
« Pas quand on doit rester invisibles. Whiskey Cole, ça sonne faux direct. »
Il m'ignora, rajouta des céréales et demanda :
« Qui vient ce matin ? »
« Tony et Leny. »
Je posai ma tasse vide dans le lave-vaisselle. Ses lèvres se tordirent en un rictus.
« Je déteste la façon dont ce type te mate. »
« Il est inoffensif. Tu le sais. Avec moi, il n'y a aucun risque. »
« Tu rigoles ? Ce porc ne regarde que ta poitrine. »
Je levai les yeux au ciel. Fille d'un Alpha ou pas, je pouvais réduire n'importe quel homme en miettes. Mais Lucky se montrait toujours trop protecteur. Alors je décidai de le piquer. Avec mon débardeur bleu cobalt bien échancré et mon push-up, je savais très bien ce que j'exposais. J'attrapai ma poitrine, la resserrai et battis des cils :
« Quoi ? Ça ? »
Il grimaça :
« C'est immonde quand tu fais ça, petite sœur. »
« Tu n'es pas le seul à avoir une vie sexuelle », répondis-je sèchement.
Ses yeux verts s'ancrèrent dans les miens.
« Sérieux ? Et ta dernière fois, c'était quand ? »
Mon estomac se noua. Ce n'était pas l'envie qui manquait. Mais chaque fois que j'approchais un homme, le souvenir de Lewise s'imposait. Ses yeux d'améthyste et de glace me hantaient, et ça suffisait à m'empêcher d'aller plus loin. Je ne voulais pas de lui, je l'avais fui toute ma vie, mais il restait là, incrusté dans ma tête.
« Je m'en occupe », éludai-je.
Son visage s'adoucit.
« Tu mérites d'être heureuse, Anna. »
Je baissai la tête, étouffant l'émotion qui me serrait la gorge.
« Un jour... » murmurai-je.
Il connaissait la suite. On avait déjà eu cette conversation mille fois. Alors, il lâcha l'affaire et reprit d'un ton las :
« Tu veux bien te changer, au moins ? Évite de me pousser à massacrer ce mec pendant que je tatoue gentiment son pote motard. »
Sa grimace me fit sourire. Il avait toujours autant de mal à supporter les regards des autres mâles sur moi. Ça réveillait son instinct de loup protecteur, au point de lui brouiller l'esprit.
Aujourd'hui, il fallait être particulièrement concentrés. Les deux tatouages prévus étaient complexes, pleins de dégradés et de détails. Rien n'était laissé au hasard : la précision était notre signature, ce qui faisait tourner notre salon et nous permettait de garder le loft au-dessus. Depuis qu'on avait tatoué le président du Grimm Motorcycle Club, un an plus tôt, la réputation s'était répandue comme une traînée de poudre. Les bikers de plusieurs États avaient commencé à réserver, chacun voulant une pièce unique.
J'avais toujours eu la passion du dessin. Mon premier boulot après notre fuite avait été dans un salon du coin. J'avais présenté une fausse carte d'identité indiquant dix-huit ans, alors que je n'en avais que quinze. Avec mon visage enfantin, difficile de convaincre qui que ce soit. Le patron avait hésité, mais mes croquis l'avaient convaincu, et il m'avait embauchée. J'avais trouvé ça presque comique : pas assez âgée pour avoir un tatouage, mais déjà autorisée à en tracer sur la peau de clients de tous genres.
Très vite, j'avais eu envie d'en porter moi-même. Les parties accessibles, je les avais tatouées seule. Pour le reste, je ne faisais confiance qu'à Lucky. Lui, au début, préférait travailler sur les moteurs et la carrosserie des motos, mais c'était aussi un artiste dans l'âme. Quand un collègue manquait à l'appel, il prenait sa place sans problème.
On n'était jamais restés bien longtemps au même endroit. Pendant deux ans, on avait changé de ville tous les deux à quatre mois. Pas d'attaches, pas d'habitudes. On lançait une fléchette sur une carte et on se posait là où elle tombait, toujours loin d'une meute. C'était épuisant : à peine installés, il fallait déjà refaire les valises. Jusqu'à l'année dernière.
Cette fois-là, la fléchette avait désigné Juniper, une petite ville du Nevada, à une heure de route au nord de Las Vegas, blottie près des montagnes. On avait accroché tout de suite. Pour la première fois, on avait l'impression de pouvoir rester un peu plus longtemps.
- D'accord, avais-je soufflé devant l'air suppliant de Lucky, avant de filer dans ma chambre pour changer de haut.
J'avais troqué mon débardeur contre un t-shirt rouge sombre, presque de la couleur de mes cheveux. Depuis trois ans, je colorais mes mèches blond vénitien en différentes nuances de rouge foncé. C'était ma manière de brouiller les pistes, et avec un maquillage plus appuyé, ça me donnait quelques années de plus, juste assez pour paraître crédible dans mon travail. Dans le miroir, je m'étais examinée : le t-shirt moulant soulignait mes formes, mais moins que le précédent, et il allait bien avec mon pantalon cargo noir.