/0/27192/coverbig.jpg?v=c6c859959672e949c769ee43a9db027b)
Les draps propres du lit de la clinique ressemblaient à une cage. Pendant deux jours, Éloïse avait été examinée, piquée et nourrie. C'était une existence stérile et silencieuse, mais ce n'était pas la liberté. Elle était un spécimen, une curiosité. Elle savait qu'ils attendaient quelque chose. Un nom. Une histoire. Un résultat d'ADN.
Elle ne voulait pas leur en donner. À quoi bon ? La seule personne qu'elle avait voulu voir l'avait déjà condamnée.
Le troisième matin, la télévision de sa chambre était allumée, branchée sur une émission d'information matinale. Un présentateur enjoué discutait de l'événement social le plus attendu de la ville.
« ...et le mariage de l'année approche à grands pas ! Le PDG de Delacroix Corporation, Adrien Delacroix, et l'héritière Ève Mathews s'apprêtent à se dire oui ce samedi lors d'une cérémonie somptueuse à l'église de la Madeleine. »
Une photo d'Adrien et Ève remplit l'écran. Ils souriaient, radieux. Il regardait Ève avec une expression d'adoration pure. De la même manière qu'il la regardait, elle, autrefois.
La caméra zooma sur un clip d'interview pré-enregistré. Ève tenait la main d'Adrien, sa bague de fiançailles en diamant étincelant.
« Il est mon roc », dit Ève, sa voix dégoulinant d'une douceur sirupeuse. « Après tout ce que j'ai traversé, retrouver ma vraie famille, trouver Adrien... c'est un rêve qui devient réalité. »
Adrien serra sa main. « Elle est la meilleure chose qui me soit jamais arrivée. J'ai hâte d'en faire ma femme. »
Les mots frappèrent Éloïse comme une force physique. Elle sentit l'air quitter ses poumons. C'était final. La dernière braise d'espoir qu'elle ne savait même pas qu'elle tenait encore s'éteignit.
Il aimait Ève. Il allait l'épouser. Sa propre histoire, sa souffrance, son existence entière, étaient sans importance. Un vieux chapitre dans un livre qu'il avait fermé depuis longtemps.
Elle devait sortir.
Elle attendit que l'infirmière quitte son plateau de petit-déjeuner. Son corps était faible, mais sa volonté était une chose froide et dure en elle. Elle glissa hors du lit, ses pieds nus silencieux sur le carrelage. Les vêtements qu'on lui avait donnés – une simple blouse en coton – étaient tout ce qu'elle avait.
Elle s'en fichait.
Elle se glissa hors de la chambre et dans le couloir silencieux. Il n'y avait pas de garde, juste un poste d'infirmières à l'autre bout. Elle se déplaça dans la direction opposée, vers une sortie de service qu'elle avait remarquée plus tôt.
Son cœur battait dans sa poitrine, un rythme frénétique et douloureux. Chaque ombre semblait receler une menace. Mais personne ne l'arrêta. Personne ne remarqua même la silhouette silencieuse et traînante en blouse d'hôpital.
Elle poussa la lourde porte des escaliers de service et se glissa à travers. La porte se referma derrière elle avec un déclic, scellant son évasion. Elle descendit les escaliers en béton, les pieds nus et froids, le souffle court et saccadé.
Dehors, l'air de la ville était frais et vif. C'était réel. Elle n'était plus une patiente, une inconnue. Elle n'était qu'une autre âme perdue dans les rues de Paris.
Elle marcha sans destination, laissant ses pieds la porter. Elle passa devant des parcs où elle avait joué enfant, devant des restaurants où elle et Adrien avaient partagé des dîners secrets, devant le théâtre où il l'avait embrassée pour la première fois. La ville était un musée de sa vie morte.
Finalement, elle se retrouva à marcher vers l'est, vers le fleuve. La forme emblématique du pont de Bir-Hakeim se dressa devant elle, une dentelle sombre contre le ciel du matin.
Elle savait ce qu'elle devait faire.
Elle monta la rampe piétonne, rejoignant les touristes et les joggeurs. Personne ne lui jeta un second regard. Elle était invisible.
Elle trouva un endroit à mi-chemin du pont, le vent fouettant sa fine blouse autour de ses jambes. Elle regarda en bas l'eau sombre et tourbillonnante de la Seine. Elle semblait froide et définitive.
Elle enjamba la barrière de sécurité, ses mouvements maladroits mais déterminés. Elle se tint sur le rebord étroit, le dos pressé contre l'acier froid du pont. La ligne d'horizon de la ville scintillait devant elle. C'était magnifique. Une ville magnifique et cruelle qui l'avait construite puis l'avait mâchée et recrachée.
Toute la douleur, l'humiliation, la terreur... tout commença à paraître lointain. Le souvenir du visage d'Adrien dans la ruelle, ses yeux pleins de dégoût, fut la dernière chose à s'estomper.
Il n'y avait plus d'espoir. Il n'y avait plus de combat. Il n'y avait que ça. Une chute. Une fin.
« Je suis désolée, Adrien », pensa-t-elle, non pas avec pardon, mais avec une profonde et lasse tristesse. « Désolée de ne pas avoir été assez. »
Elle ferma les yeux et lâcha prise.
---
Au moment exact où Éloïse tomba, le Dr Renaud fixait deux rapports sur son bureau. L'un était une copie du test ADN original d'il y a deux ans, celui qui avait désigné Ève Mathews comme la fille d'Antoine Delacroix. L'autre était celui qu'il venait de recevoir du laboratoire.
Il le lut une fois. Puis une deuxième fois. Ses mains se mirent à trembler.
C'était impossible.
Il vérifia les numéros d'échantillons, les protocoles de laboratoire. Tout était correct. Il n'y avait pas d'erreur.
Le test original avait été une fraude. Une fabrication complète.
L'ADN de la femme balafrée et muette dans sa clinique correspondait presque parfaitement à celui d'Antoine Delacroix. La probabilité qu'elle soit sa fille biologique était de 99,999 %.
Il prit le téléphone, ses doigts tâtonnant sur le clavier. Il devait appeler Adrien Delacroix. Maintenant.
« Bureau de M. Delacroix. » C'était la voix de Marc.
« C'est le Dr Renaud. Passez-le-moi. C'est une urgence. »
Un instant plus tard, la voix d'Adrien retentit, sèche et impatiente. « Qu'est-ce que c'est ? »
« Les résultats ADN sont arrivés », dit le Dr Renaud, la voix tremblante. « Le test original... il a été falsifié. La femme que nous avons ici... c'est elle. C'est Éloïse. C'est la fille de votre père. »
Le silence à l'autre bout du fil fut absolu.
Le Dr Renaud prit une profonde inspiration. « M. Delacroix ? Vous êtes là ? »
Le seul son fut le cliquetis d'un téléphone heurtant un bureau, suivi d'un bruit sourd et écœurant.