La revanche de l'héritière oubliée
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Chapitre 3 Chapitre 3

Chapitre 3

La pluie tombait fine, presque timide, comme si le ciel hésitait encore à se vider complètement. Emma, emmitouflée dans un manteau trop fin pour cette humidité glaciale, marchait d'un pas rapide le long de la rue, son sac à main serré contre elle. Les pavés luisaient sous la lumière blafarde du matin. Son souffle formait de petits nuages devant ses lèvres, et son estomac criait famine depuis l'aube.

Cela faisait maintenant trois jours qu'elle avait quitté - ou plutôt fui - le petit hôtel miteux où elle avait passé ses premières nuits après avoir été mise dehors. Les économies qu'elle avait pu sauver avaient fondu comme neige au soleil, avalées par les nuits d'hébergement et les maigres repas achetés à la boulangerie du coin. Elle avait juré de trouver du travail, n'importe lequel, avant de finir complètement à sec.

Depuis l'aube, elle enchaînait les portes à pousser, les regards fuyants des gérants, les refus polis ou brutaux.

- Désolée, on ne cherche personne...

- Revenez peut-être le mois prochain...

- Vous avez de l'expérience en cuisine ? Non ? Alors ce n'est pas possible...

Chaque phrase tombait sur elle comme une pierre de plus, alourdissant un fardeau déjà presque insupportable. Ses mains tremblaient légèrement en sortant à chaque fois le CV froissé qu'elle gardait dans une pochette en plastique. Il était devenu humide, taché à force d'être manipulé, et elle savait que l'image qu'elle renvoyait n'aidait pas. Ses cheveux avaient perdu leur éclat, ses cernes trahissaient ses nuits agitées, et ses vêtements, bien qu'encore propres, commençaient à s'user.

Vers midi, la faim devint si pressante qu'elle dut s'arrêter. Au coin d'une petite place, elle aperçut un café à l'ancienne, avec une devanture en bois sombre et des vitres brouillées par la condensation. À travers la vitre, elle distingua des tables en formica, un vieux comptoir et quelques clients absorbés dans leurs journaux. Une odeur de café noir et de croissants chauds flottait jusque dans la rue. Son ventre gronda.

Elle hésita un instant. Elle n'avait plus que quelques pièces, assez pour un café et peut-être un croissant. Mais elle avait besoin de chaleur, de s'asseoir, de réfléchir. Alors elle poussa la porte. Un petit carillon tinta au-dessus de sa tête. La chaleur moelleuse du lieu l'enveloppa aussitôt, contrastant violemment avec le froid humide de dehors.

Une serveuse d'une cinquantaine d'années lui adressa un sourire fatigué.

- Installez-vous où vous voulez, ma belle.

Emma choisit une table près de la vitre, là où elle pouvait voir la pluie tomber. La serveuse vint prendre la commande, carnet en main.

- Juste un café, s'il vous plaît... allongé.

- Ça marche.

Emma posa son sac à côté d'elle, croisa les bras sur la table et se laissa aller contre le dossier de la chaise. Elle observait distraitement les autres clients : un couple de retraités qui partageaient un dessert, un jeune homme absorbé par son ordinateur portable, et... au fond, près du radiateur, un vieil homme seul.

Il était grand, voûté par les années, vêtu d'un manteau de laine gris usé. Ses mains ridées entouraient une tasse de café comme s'il cherchait à s'y réchauffer. Il portait un chapeau à larges bords posé sur la banquette à côté de lui, et ses yeux, d'un bleu perçant, semblaient tout voir sans rien dire. Emma détourna rapidement le regard, gênée d'avoir croisé ses prunelles.

La serveuse apporta son café. Emma souffla dessus avant de prendre une gorgée. Le liquide brûlant descendit dans sa gorge, lui arrachant un soupir de soulagement. Elle prit son téléphone, espérant trouver de nouvelles annonces d'emploi, mais l'écran fissuré affichait toujours les mêmes offres déjà vues, toutes exigeant une expérience qu'elle n'avait pas.

- Vous cherchez du travail ?

Emma sursauta. La voix venait du côté droit. Le vieil homme s'était levé, tasse en main, et se tenait maintenant près de sa table. Ses yeux bleus la fixaient avec une curiosité tranquille, sans jugement.

- Euh... oui, répondit-elle prudemment. Enfin... j'essaie.

- Ce n'est pas un crime, vous savez, de demander de l'aide.

Elle le regarda, un peu sur la défensive.

- Je n'ai pas l'habitude.

- Personne n'a vraiment l'habitude, dit-il en s'asseyant sans attendre la permission. Mais parfois, la vie ne nous laisse pas le choix.

Il posa sa tasse devant lui et croisa les doigts.

- Comment vous appelez-vous ?

- Emma.

- Moi, c'est Augustin.

Il avait une voix grave, légèrement rocailleuse, qui donnait à ses mots un poids particulier.

- Alors, Emma, dans quoi cherchez-vous du travail ?

- Dans... tout ce que je peux trouver, à vrai dire. J'ai fait un peu de tout : de la vente, de la caisse, un peu de ménage... Mais pour l'instant, personne ne veut de moi.

Augustin hocha la tête, comme s'il comprenait.

- Vous savez, parfois, ce n'est pas qu'une question de compétences. C'est... une question de hasard. De tomber sur la bonne personne au bon moment.

Elle eut un petit rire amer.

- Alors le hasard m'a oubliée.

- Ou il vous teste, répondit-il doucement.

Il la regarda longuement, comme s'il voyait au-delà de ses mots.

- Vous avez l'air fatiguée.

- Je le suis.

Il ne posa pas plus de questions, ce qui, étrangement, la soulagea. La plupart des gens auraient insisté, demandé pourquoi, d'où elle venait, ce qui lui était arrivé. Lui non. Il se contentait de rester là, à siroter son café.

Après un silence, il reprit :

- J'ai peut-être quelque chose pour vous. Pas un grand poste, pas un salaire de rêve, mais... un début.

Emma releva la tête, soudain attentive.

- Quel genre de travail ?

- Un petit café, un peu plus loin dans la ville, cherche quelqu'un pour faire le service et donner un coup de main en cuisine. C'est tenu par une amie à moi. Rien de compliqué, mais il faut être ponctuelle et fiable.

Le cœur d'Emma battit plus vite.

- Je peux... je peux la rencontrer ?

- Si vous voulez. Je peux même vous y emmener.

Elle hésita. Il était un inconnu. Mais il y avait dans ses yeux quelque chose qui inspirait confiance, un mélange de bienveillance et de sagesse tranquille. Et puis... elle n'avait pas vraiment d'alternative.

- D'accord, dit-elle enfin.

Augustin sourit, comme s'il avait su qu'elle accepterait.

- Terminez votre café, on y va.

Le reste se déroula dans un étrange mélange de lenteur et d'urgence. Emma but les dernières gorgées, enfila son manteau, et suivit Augustin dehors. La pluie avait cessé, mais l'air restait humide et froid. Ils marchèrent côte à côte, sans beaucoup parler, le bruit de leurs pas résonnant sur les pavés mouillés.

Elle ne savait pas encore si cette rencontre allait changer quoi que ce soit à sa vie. Mais, pour la première fois depuis des jours, elle sentait une lueur minuscule dans le brouillard. Une chance. Peut-être pas un miracle, mais une main tendue. Et, parfois, c'est tout ce qu'il faut pour ne pas sombrer.

La pluie s'était mise à tomber plus fort, battant contre les vitres du petit café où Emma s'était réfugiée depuis plus d'une heure. Elle avait les mains autour d'une tasse de café tiède qu'elle ne buvait même plus. Ses pensées erraient, engluées dans le poids de la journée. Trouver du travail avait toujours été un défi, mais depuis qu'elle avait quitté la maison précipitamment, ça relevait presque du miracle. Chaque porte à laquelle elle frappait semblait se refermer avant même qu'elle ait eu le temps d'expliquer sa situation.

Elle se sentait épuisée, les nerfs à vif, la gorge serrée par cette impression d'être invisible au monde. Dans le brouillard de ses pensées, elle faillit ne pas remarquer l'homme assis à la table voisine.

C'était un vieil homme, vêtu d'un manteau long en laine grise élimée, une écharpe défraîchie enroulée autour de son cou. Ses mains, noueuses et veinées, tenaient un livre usé dont la couverture avait perdu sa couleur. Ses cheveux blancs tombaient en mèches désordonnées sur son front, et il avait un regard étrange : à la fois perçant et doux, comme s'il pouvait voir au-delà de ce que les autres regardaient.

Il leva les yeux vers elle. Leur échange visuel dura à peine quelques secondes, mais Emma sentit un frisson lui parcourir l'échine. Elle détourna vite le regard, fixant à nouveau la surface sombre de son café. Pourtant, au bout d'un moment, la voix grave et légèrement éraillée du vieil homme brisa le silence.

- Vous avez l'air de porter tout le poids du monde sur vos épaules, mademoiselle.

Emma tressaillit. Elle ne s'attendait pas à ce que cet inconnu lui adresse la parole.

- Oh... je... c'est juste une mauvaise journée, répondit-elle avec un petit sourire forcé.

L'homme inclina la tête, comme s'il pesait ses mots.

- Les mauvaises journées passent. Mais certaines blessures... elles restent.

Elle fronça légèrement les sourcils. Il y avait dans sa voix une familiarité déroutante, comme s'il savait quelque chose d'elle.

- Vous... vous me connaissez ? demanda-t-elle, un peu sur la défensive.

- Pas encore. Mais je vous ai déjà vue. Enfin... vous me rappelez quelqu'un.

Emma resta silencieuse. Les gens disaient souvent qu'elle ressemblait à sa mère. Mais cet homme... il avait un air de reconnaissance dans les yeux qui n'avait rien à voir avec une simple ressemblance physique.

Il posa son livre sur la table, se pencha légèrement vers elle et murmura :

- Delorian.

Le mot tomba dans l'air comme une pierre dans l'eau calme d'un lac. Un nom qui ne lui disait rien, mais qui, étrangement, fit vibrer quelque chose au fond de sa poitrine, comme une corde longtemps oubliée.

- Pardon ? souffla-t-elle.

- Delorian, répéta-t-il, plus distinctement. Ce nom ne vous dit rien ?

Elle secoua la tête, déconcertée.

- Non. Je ne connais personne qui s'appelle comme ça.

Le vieil homme la fixa longuement, comme s'il cherchait à lire la vérité dans ses yeux. Puis, lentement, il reprit :

- Pourtant, c'est le nom de votre père.

Emma sentit son cœur rater un battement.

- Mon... quoi ?

- Votre père biologique, précisa-t-il d'une voix douce mais ferme.

Les mots résonnèrent dans sa tête, chaotiques et violents. Son père. Biologique. Elle avait grandi avec un homme qu'elle avait toujours appelé « papa », même si leur relation avait été distante, presque inexistante par moments. Sa mère n'avait jamais parlé d'un autre homme. Jamais.

- Je crois que vous vous trompez, dit-elle, la voix tremblante. Mon père... il s'appelle Victor.

Le vieil homme hocha la tête lentement.

- Celui qui vous a élevée, oui. Mais je parle de celui qui vous a mise au monde.

Emma sentit un mélange de colère et de confusion monter en elle.

- Pourquoi... pourquoi vous me racontez ça ? Je ne vous connais même pas.

Il soupira et jeta un coup d'œil à la pluie dehors.

- Parce que je connaissais votre père. Je l'ai connu avant que tout... ne s'effondre.

Emma serra sa tasse entre ses mains, incapable de formuler une question cohérente. Il y avait trop d'informations, trop de contradictions.

- Et... qui êtes-vous ?

- Un vieil ami, répondit-il simplement. Mais je doute que votre mère ait jamais prononcé mon nom devant vous.

Elle avait la gorge sèche.

- Pourquoi maintenant ? Pourquoi me dire ça aujourd'hui ?

Le vieil homme la fixa, ses yeux se voilant d'une tristesse profonde.

- Parce que vous devez savoir d'où vous venez. Un jour, vous comprendrez que certaines vérités sont comme des clés. On ne sait pas toujours quelle porte elles ouvrent... mais elles finissent toujours par en ouvrir une.

Elle secoua la tête, incrédule.

- Vous voulez dire que... que tout ce que je sais sur ma famille est faux ?

Il hésita, puis dit d'une voix grave :

- Pas faux. Incomplet.

Ces mots la frappèrent presque physiquement.

- Et... où est-il ? demanda-t-elle, sa voix se brisant malgré elle. Mon... père ?

Le vieil homme baissa les yeux.

- Je ne sais pas. Cela fait longtemps... très longtemps que je ne l'ai pas vu. Mais je sais qu'il vous aimait, même avant de vous connaître.

Emma eut un rire amer.

- Comment peut-on aimer quelqu'un qu'on n'a jamais vu ?

Il releva les yeux vers elle, un éclat presque paternel dans le regard.

- Parce que parfois, on sait. Parce que le sang parle... même à travers les silences.

Elle sentit une brûlure derrière ses paupières. Elle voulait se lever, partir, fuir ce flot d'informations qui bousculait tout ce qu'elle croyait savoir. Mais ses jambes refusaient de bouger.

- Et... ce nom... Delorian... pourquoi... pourquoi il me semble si...

- Familier ? compléta-t-il. Parce qu'il est gravé en vous, Emma. Même si on vous l'a caché.

Elle inspira profondément, tentant de retrouver un semblant de contrôle.

- Si... si ce que vous dites est vrai... alors ma mère m'a menti toute ma vie.

- Ou elle a voulu vous protéger, dit-il doucement. Parfois, mentir est la seule arme qu'on croit avoir pour sauver ceux qu'on aime.

Elle le fixa, incapable de savoir si elle devait le haïr ou le remercier.

- Et vous... pourquoi vous me dites ça maintenant ?

Un léger sourire, triste, étira les lèvres du vieil homme.

- Parce que le temps m'est compté. Et que je ne voulais pas partir sans que vous ayez, vous aussi, votre clé.

Emma sentit un poids nouveau s'installer dans sa poitrine. Une clé. Une vérité. Et un nom qui désormais résonnait dans chaque battement de son cœur.

- Delorian... murmura-t-elle, comme pour apprivoiser ce mot.

Le vieil homme hocha la tête, avant de se lever.

- Gardez-le en mémoire. Un jour, il vous guidera.

Il posa quelques pièces sur la table, ajusta son manteau et, sans un mot de plus, sortit sous la pluie battante, disparaissant dans la foule grise.

Emma resta là, figée, incapable de bouger. Tout ce qu'elle croyait savoir venait de se fissurer, laissant place à un vide étrange... mais aussi à une curiosité brûlante.

Un nom. Un inconnu. Et un père dont elle ignorait tout.

Elle comprit que sa vie venait de changer. Et que rien ne serait plus jamais comme avant.

            
            

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