La revanche de l'héritière oubliée
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Chapitre 2 Chapitre 2

Chapitre 2

Le vent froid du soir giflait le visage d'Emma alors qu'elle se tenait sur le trottoir, sa valise bancale posée à côté d'elle. Le claquement sec de la porte derrière son dos résonna comme une condamnation irrévocable. Le cœur battant à tout rompre, elle serra les anses de son vieux manteau, plus pour se protéger de la morsure glaciale de l'air que pour se rassurer.

Tout s'était enchaîné si vite qu'elle n'avait même pas eu le temps de comprendre. Un quart d'heure plus tôt, elle était encore dans le salon, la voix stridente de sa mère adoptive résonnant dans ses oreilles, ses yeux lançant des éclairs, et maintenant... elle était là, sur ce trottoir, le poids de sa vie réduit à une valise qui menaçait de s'ouvrir à chaque mouvement.

Elle jeta un coup d'œil furtif autour d'elle. Les rideaux des maisons voisines frémissaient, discrètement écartés. Des ombres se profilaient derrière les vitres, des visages se devinaient, curieux et avides de spectacle. Emma sentit ses joues brûler, un mélange d'humiliation et de colère. Ils étaient là, à observer sa misère comme on regarde un accident de voiture, fascinés mais pas prêts à tendre la main.

Une voix se fit entendre, étouffée mais clairement destinée à être entendue :

- T'avais raison, ça finirait comme ça.

Elle reconnut la voix de Mme Berger, la voisine d'en face, une vieille femme au sourire toujours pincé qui, depuis des années, ne lui adressait la parole que pour signaler un défaut ou critiquer sa tenue. Emma aurait voulu se boucher les oreilles, mais c'était impossible.

Une autre voix masculine, grave, répondit, depuis la maison mitoyenne :

- J'te l'avais dit, c'est pas une fille facile. Toujours dans la lune...

Emma sentit un nœud se former dans sa gorge. Ces mots lui lacéraient le cœur. Elle n'avait jamais été « facile », non pas par arrogance, mais parce que depuis qu'elle avait posé les pieds dans cette maison, elle s'était toujours sentie étrangère. Une pièce rapportée, tolérée, mais jamais vraiment aimée.

Derrière elle, la porte se rouvrit brutalement. Sa mère adoptive apparut, un sac plastique à la main.

- T'as oublié ça, lança-t-elle en jetant le sac aux pieds d'Emma. C'est tout ce qu'on avait mis de côté pour toi...

Emma baissa les yeux. Le sac contenait quelques vieilles photos, un pull élimé, un carnet abîmé. Pas même un souvenir qu'elle aurait voulu emporter. Elle releva le regard vers sa mère adoptive, espérant... elle ne savait pas quoi, peut-être un dernier mot, une hésitation, quelque chose qui prouverait que tout ça n'était pas définitif. Mais elle ne trouva qu'un regard froid, fermé, celui d'une femme qui avait déjà tourné la page.

- Pars, insista-t-elle d'une voix dure. Et ne reviens pas.

Puis la porte claqua de nouveau.

Emma resta là, immobile, les doigts crispés sur la poignée de sa valise. Le froid s'insinuait dans ses chaussures, mordait ses orteils. Elle aurait voulu disparaître, se fondre dans l'obscurité, mais les murmures derrière les rideaux semblaient la retenir prisonnière de cette scène.

- Eh ben, c'est pas joli à voir, hein... fit une voix railleuse derrière elle.

Elle se retourna brusquement. C'était Thomas, le fils du voisin, adossé au mur de la clôture, les mains dans les poches. Il avait ce sourire en coin qu'elle avait toujours détesté, celui d'un garçon qui se croit au-dessus de tout.

- Qu'est-ce que tu veux ? lâcha-t-elle d'une voix sèche.

- Rien, juste... tu sais, ça se voyait que t'étais pas faite pour rester ici.

Elle sentit la colère monter, une colère brûlante, prête à éclater.

- Et toi, t'es fait pour quoi ? Cracher sur les gens quand ils sont déjà à terre ?

Il haussa les épaules, faussement innocent.

- J'dis juste ce que tout le monde pense.

Emma détourna le regard. Parler à Thomas ne servait à rien. Elle inspira profondément, essaya de calmer le tremblement de ses mains. Mais plus elle respirait, plus la réalité s'imposait à elle : elle n'avait nulle part où aller.

Ses yeux se posèrent sur la rue qui s'étendait devant elle, sombre et déserte. Elle se souvenait des histoires que sa mère adoptive racontait sur « les filles qui traînent dehors la nuit » et qui « finissent mal ». Un frisson lui parcourut l'échine, non plus seulement à cause du froid, mais de cette peur sourde qui s'installait.

Elle resserra son écharpe autour de son cou et fit un pas en avant. Sa valise grinça contre le bitume. Elle ne savait pas où ses pas la mèneraient, mais elle savait qu'elle ne pouvait pas rester figée là, offerte au regard des voisins comme une bête de foire.

Alors qu'elle s'éloignait, elle entendit encore les chuchotements derrière elle, les rideaux qui se refermaient, et une dernière phrase, prononcée par une voix qu'elle ne reconnut pas :

- Pauvre fille... mais ça devait arriver.

Ces mots lui restèrent en tête, lourds, douloureux, comme un écho qu'elle n'arrivait pas à faire taire.

Le trottoir semblait interminable. Chaque pas résonnait dans la nuit, amplifié par le silence qui régnait. Emma sentit ses jambes faiblir, mais elle se força à avancer. Elle ne voulait pas que quelqu'un la voie s'effondrer. Pas encore.

Au coin de la rue, elle s'arrêta, essoufflée. La lumière d'un lampadaire dessinait une ombre longue et maigre à ses pieds. C'était tout ce qu'il lui restait : une valise, une ombre et un vide immense dans la poitrine.

- Ça ira... murmura-t-elle pour elle-même, mais sa voix tremblait.

Le pire, ce n'était pas le froid. Ce n'était même pas de ne pas savoir où dormir. Le pire, c'était cette sensation d'avoir été effacée de la vie de quelqu'un, comme si vingt et une années n'avaient compté pour rien.

Et alors qu'elle reprenait sa marche, les larmes qu'elle avait retenues jusque-là finirent par couler, chaudes, trahissant la fierté qu'elle essayait de sauver.

Le vent du soir fouettait le visage d'Emma alors qu'elle avançait péniblement, sa valise grinçante derrière elle. Le cliquetis irrégulier des roulettes cassées résonnait dans la rue presque vide, chaque bruit semblant souligner son état de déchéance. Ses mains tremblaient, non seulement à cause du froid qui s'insinuait à travers son manteau trop fin, mais surtout à cause du vide qui venait de s'ouvrir en elle.

Les mots de sa mère adoptive résonnaient encore dans sa tête, comme un écho cruel impossible à chasser.

- Tu ne reviendras plus jamais ici, Emma. Plus jamais.

Elle avait claqué la porte derrière elle, l'air saturé d'une rage qu'Emma n'avait pas su calmer. Et maintenant, il n'y avait plus rien. Ni maison. Ni famille. Ni certitude d'un lendemain sûr.

Elle tenta de se concentrer sur ses pas, sur le simple fait de continuer à marcher. Mais à chaque foulée, un souvenir monta, insidieux, venant la mordre au cœur. Ce n'était pas la première fois qu'elle se sentait ainsi rejetée.

Elle avait six ans. C'était un hiver glacial. Elle se souvenait de l'odeur de désinfectant dans les couloirs de l'orphelinat, de la lumière blafarde qui rendait tout plus triste encore. Ce jour-là, elle attendait, assise sur une chaise trop grande pour elle, les jambes pendantes dans le vide. La directrice lui avait dit qu'un couple viendrait la voir. Un couple qui voulait peut-être l'adopter. Elle s'était préparée, avait lissé sa robe, attaché ses cheveux avec un ruban rouge. Elle avait même répété des phrases gentilles à dire.

Le couple était arrivé, avec des sourires convenus et des regards curieux. Ils l'avaient observée, posé quelques questions. Emma se souvenait avoir répondu avec application, essayant de paraître parfaite. Mais à la fin, la femme avait murmuré quelque chose à l'oreille de son mari, et ils avaient secoué la tête. Ils étaient partis. La directrice était revenue avec un sourire maladroit, comme si ça pouvait suffire à effacer le fait qu'une fois de plus, elle n'avait pas été choisie.

Ce jour-là, elle avait compris que parfois, peu importe combien on essaie d'être aimable ou parfaite, on ne suffit pas.

Et ce soir, ce sentiment revenait avec violence. Elle venait encore d'être rejetée, cette fois par celle qui avait promis de lui offrir un foyer.

Elle passa devant des vitrines closes, les lumières à l'intérieur jetant des reflets jaunâtres sur le trottoir humide. Un couple riait en sortant d'un café, bras dessus, bras dessous, et elle détourna les yeux. La solitude pesait lourd, comme une pierre dans sa poitrine.

Sa valise accrocha un pavé mal posé, se renversa presque. Elle la redressa avec un geste sec, jurant entre ses dents. Le froid s'intensifiait, mordant ses joues. Ses doigts engourdis peinaient à agripper la poignée. Elle commençait à se demander où elle allait dormir. Les bancs publics n'étaient pas une option, pas par cette température.

Après avoir tourné dans une ruelle un peu plus sombre, elle aperçut une enseigne clignotante au loin. Un hôtel. Ou plutôt, ce qui ressemblait à un hôtel. Les lettres rouges de « Chambres » clignotaient par intermittence, comme si elles allaient rendre l'âme d'un moment à l'autre. L'entrée était étroite, coincée entre une laverie automatique et un magasin fermé depuis longtemps.

Emma hésita. Rien dans l'aspect du lieu ne respirait la sécurité ou le confort. Mais ses jambes étaient lourdes, ses dents claquaient, et l'idée de continuer à marcher semblait insupportable.

Elle poussa la porte vitrée, qui grinca sur ses gonds. L'intérieur sentait un mélange de tabac froid, d'humidité et de vieux tapis. Un homme derrière le comptoir leva les yeux de son journal. Il avait une barbe mal entretenue et portait un pull taché.

- Oui ?

- Euh... une chambre, s'il vous plaît, balbutia-t-elle.

Il la dévisagea un instant, puis haussa les épaules.

- Cinquante euros la nuit. Payable d'avance.

Elle fouilla dans son sac, sortit quelques billets froissés. Ses mains tremblaient tellement qu'elle eut du mal à les tendre. L'homme les prit sans un mot, lui tendit une clé avec un porte-clés en plastique écaillé.

- Deuxième étage, porte au fond à droite. Pas de petit-déj', et pas de bruit après vingt-deux heures.

Elle hocha la tête et traîna sa valise jusqu'à un escalier raide, recouvert d'une moquette tachée. Chaque marche grinçait, et l'air semblait plus étouffant à mesure qu'elle montait. Devant la porte indiquée, elle inséra la clé avec difficulté, entra, et referma derrière elle.

La chambre était minuscule. Un lit à la couverture élimée occupait presque tout l'espace. Un petit lavabo taché trônait dans un coin, et une ampoule nue pendait du plafond, projetant une lumière blafarde. Les murs étaient jaunis par le temps et imprégnés d'une odeur de renfermé.

Emma posa sa valise, retira son manteau, et s'assit sur le lit. Les ressorts grinçaient sous son poids. Elle resta là, immobile, les mains jointes sur ses genoux, sentant l'angoisse monter comme une marée. Les images de sa journée défilaient : les cris, la porte claquée, les regards des voisins... puis ce souvenir de l'orphelinat qui revenait sans cesse.

Elle inspira profondément, mais l'air humide de la pièce ne faisait qu'accentuer son malaise. Les larmes finirent par couler, silencieuses. Elle n'avait plus la force de les retenir. Personne n'était là pour les voir, de toute façon.

Elle se laissa tomber en arrière sur le lit, fixant le plafond taché. Peut-être que demain, elle trouverait une solution. Peut-être qu'elle pourrait trouver du travail, ou un endroit moins... sordide. Mais ce soir, tout ce qu'elle pouvait faire, c'était fermer les yeux, essayer d'oublier, et espérer que le matin apporterait un peu de lumière dans ce chaos.

Ses mains se crispèrent sur la couverture. Elle savait pourtant que la nuit serait longue. Et que le froid dehors n'était rien comparé à celui qui lui gelait le cœur.

            
            

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