La pluie s'était enfin tue, laissant un ciel bas et lourd. Je me dirigeai vers le quartier de la Presqu'île, où le siège de Desmarais Pharma dressait ses trente étages de verre fumé. Dans l'ascenseur panoramique, Lyon s'étalait sous mes pieds – une tapisserie grise traversée par les rubans argentés de la Saône et du Rhône. Le pont de la Mulatière était quelque part là-bas, où Laurent avait « chuté ».
La réception glaciale sentait le lys blanc et le pouvoir. Une assistante aux ongles vernis de sang me toisa :
« Madame Desmarais ne reçoit pas sans rendez-vous. »
Je sortis la photo volée chez Viviane – Laurent et Élise enlacés devant le kiosque à musique, son ventre arrondi sous une robe d'été. Je la claquai sur le comptoir en marbre.
« Dites-lui qu'Anaïs Dubois est là. Et que je sais ce qu'elle a fait à mon père. »
Le nom Dubois fit frémir l'assistante. Deux minutes plus tard, j'étais introduite dans un bureau dont la taille aurait pu contenir ma maison entière. Mathilde Desmarais se tenait devant la baie vitrée, silhouette coupée dans un tailleur prune strict. Elle ne se retourna pas.
« Vous avez le culot de votre mère, je vous accorde ça. » Sa voix était un scalpel glacé. « Mais pas sa discrétion. »
Je fis un pas vers elle, foulant un tapis si épais qu'il étouffait mes pas.
« Pourquoi avoir fait tuer Viviane ? Qu'est-ce qu'elle savait sur Gabriel ? »
Un tic presque imperceptible tira sa paupière gauche.
« Des noms de domestiques. Triste, cette agression à Avignon... Le Sud devient si dangereux. »
Elle pivota enfin. À 78 ans, Mathilde gardait une beauté tranchante – cheveux d'argent coiffés en chignon sévère, yeux gris acier qui vous disséquaient. Ces yeux croisèrent les miens, et je vis l'ombre de Laurent s'y refléter. Elle sourit, devinant ma pensée.
« Oui, vous lui ressemblez. Élise aussi avait cette malédiction dans le sang. » Elle désigna un fauteuil en cuir. « Asseyez-vous. Je vais vous raconter une histoire. »
Je restai debout. « Je préfère la vérité. »
Son rire fut bref, sans joie.
« Laurent Dubois était un employé de mon mari. Un chimiste brillant mais instable. Il a séduit Élise alors qu'elle était fiancée à Robert. Quand elle est tombée enceinte... » Elle eut un geste dédaigneux. « ...il a cru pouvoir épouser une Desmarais. »
Elle se dirigea vers un bar discret, versa deux doigts de cognac dans un verre.
« Nous avons payé Laurent pour disparaître. Une somme colossale. Il a pris l'argent et s'est enfui en Italie. »
Mensonge. La lettre d'Élise brûlait dans ma poche : « Il est mort parce qu'il t'a voulue ».
« Et le pont de la Mulatière ? » lançai-je. « Il s'est « enfui » par-dessus le parapet ? »
Le verre de cognac se figea à mi-chemin de ses lèvres.
« Des accidents arrivent quand on boit trop. Ou quand on joue avec le feu. »
Soudain, mon regard accrocha un cadre posé sur son bureau. Une photo en noir et blanc : Élise enceinte jusqu'aux dents, sourire forcé, posant devant un manoir. À sa gauche, Laurent, raide comme un piquet. Et à sa droite... un garçonnet de cinq ou six ans, tenant une petite voiture en fer-blanc. Il avait les boucles noires de Laurent et les yeux clairs d'Élise.
Gabriel.
Mathilde suivit mon regard et se précipita, mais trop tard. J'avais déjà saisi le cadre.
« Mon fils », souffla-t-elle.
Je dévisageai l'enfant, puis la femme de glace devant moi. « Vous avez eu un enfant avec Laurent ? »
Sa gifle me surprit par sa violence.
« Ne me souillez pas avec votre bêtise ! C'est Julien, mon fils légitime ! Mort à sept ans d'une méningite ! »
Mais mon doigt caressait la vitre du cadre, sur le visage du garçonnet. Ce n'était pas Julien Desmarais. Je connaissais les photos officielles du fils unique – un enfant blond et frêle. Celui-ci était trapu, les sourcils froncés, une mèche rebelle sur le front. Et il tenait la main d'Élise avec une familiarité troublante.
Clac.
Le dos du cadre s'ouvrit sous mes doigts nerveux. La photo glissa dans ma paume. Mathilde poussa un cri de fureur.
« Donnez-moi ça ! »
Elle se rua vers moi, griffes en avant. Je reculai, heurtant une étagère. Des dossiers tombèrent en cascade. Dans la bousculade, je fourrai la photo dans mon jean.
« Vous êtes aussi voleuse que votre mère ! » cracha-t-elle, le rouge lui montant au visage.
« Et vous aussi meurtrière que votre réputation ! » répliquai-je en me dirigeant vers la porte. « Viviane est morte pour cette photo ? »
Ses yeux devinrent des lames.
« Sortez avant que je ne vous fasse jeter dehors. Et souvenez-vous... » Sa voix baissa, dangereusement douce. « ...Élise aussi croyait pouvoir me braver. Regardez où elle est aujourd'hui : brisée et seule. Six pieds sous terre. »
Je claquai la porte derrière moi, le cœur battant à tout rompre. Dans l'ascenseur descendant, je sortis la photo volée. Au dos, une inscription à l'encre bleu pâle :
Élise, Laurent & Gabriel Château de Montélier Août 1989
Notre dernière paix
Gabriel. Vivant. Quelque part.
Alors que je franchissais le hall, mon portable vibra. Un numéro inconnu. J'hésitai, puis répondis.
« Mademoiselle Dubois ? » Une voix masculine, rauque. « On m'a dit que vous cherchiez votre frère. Rendez-vous demain 18h au Bar de la Marine. À Marseille. Et venez seule... ou Gabriel paiera. »
La ligne se coupa. Derrière les vitres du building, au dernier étage, la silhouette de Mathilde me regardait descendre la rue. Un sourire glacé aux lèvres.