/0/26389/coverbig.jpg?v=89ee58d088f56605968ed3639cc42aeb)
Le vernis de leur vie parfaite n'était plus qu'un amas de fragments acérés. La douleur physique des coups d'Alexandre s'estompait, laissant place à des hématomes violacés que Maïa s'efforçait de cacher sous des manches longues et un maquillage épais. Mais la douleur la plus profonde, celle qui rongeait son âme, était invisible, alimentée par la certitude que l'homme qu'elle aimait était désormais capable du pire. L'appartement, autrefois un sanctuaire, était devenu une prison dorée, chaque pas sur le parquet résonnant du poids de sa solitude et de sa peur.
Maïa travaillait avec une fureur nouvelle, s'y jetant corps et âme pour échapper à l'atmosphère étouffante de leur foyer. Le cabinet de conseil était son seul refuge, l'endroit où elle pouvait encore être la "Maïa Hayes" compétente et respectée. Elle y restait tard, prétextant des dossiers urgents, ou s'arrangeait pour des déjeuners prolongés avec des collègues, tout pour retarder le moment de rentrer. Alexandre, lui, semblait indifférent à ses absences. Ses soirées étaient remplies d'appels téléphoniques discrets et d'une opacité grandissante.
La distance entre eux n'était plus seulement émotionnelle, elle était devenue physique. Les nuits étaient glaciales, chacun se recroquevillant de son côté du lit, Alexandre tournant le dos, son corps tendu, un mur infranchissable. Quand Maïa tentait de l'approcher, même pour un simple frôlement, il se raidissait, parfois il se plaignait d'être fatigué ou d'avoir besoin d'espace.
« S'il te plaît, Maïa, j'ai eu une journée insupportable, » murmurait-il une nuit, sa voix lasse, quand elle avait osé poser sa main sur son bras. « J'ai juste besoin de dormir. »
Ces rejets constants, accompagnés de son indifférence grandissante face aux attaques de sa famille, rongeaient Maïa. Elle se sentait vide, une coquille creuse. Il ne la voyait plus, ne l'entendait plus, sauf pour la rabaisser sur ce qu'il appelait désormais ouvertement sa "stérilité". Chaque dispute était une nouvelle pique, un rappel cruel de son échec perçu.
« Tes parents t'ont encore appelée ? » lui avait-elle demandé un matin, la gorge nouée, en le voyant raccrocher, le visage fermé.
Il avait soupiré, agacé. « Oui, et alors ? Ils ont le droit de s'inquiéter. Ce n'est pas comme si on avançait, n'est-ce pas ? » Son regard balaya son ventre avec un dégoût à peine voilé. « On dirait que tu ne fais aucun effort. Tu ne penses qu'à toi et à ta carrière. »
« Ce n'est pas vrai ! » s'était-elle défendue, le cœur battant la chamade. « Je fais tout ce que je peux ! J'ai consulté tous les médecins, j'ai essayé... »
« Tu as essayé quoi, au juste ? Pleurer dans mon dos ? » Il s'était levé, son corps imposant dominant la cuisine. « Franchement, Maïa, à quoi tu sers si tu ne peux même pas donner un héritier à la famille Valois ? Un nom comme le nôtre ne peut pas s'éteindre à cause d'une... d'une impuissance ! » Le mot "impuissance" était craché avec une violence inouïe, sonnant comme une sentence.
Maïa avait senti sa dignité s'effondrer. Elle avait reculé, les yeux brûlants de larmes. « Comment peux-tu dire ça ? Je ne suis pas une usine ! Je suis une femme, ta fiancée ! »
« Tu es surtout une déception, » avait-il rétorqué, son visage dur. « Une source de problèmes. Ma mère menace de couper les ponts si tu ne tombes pas enceinte. Et pour être franc, je commence à être à bout de patience. » Il avait claqué la porte de la cuisine en sortant, laissant Maïa seule, anéantie par ces mots qui résonnaient comme la fin de tout.
La situation atteignit son paroxysme un jeudi soir. Maïa avait exceptionnellement terminé tôt du travail, le cœur serré par une journée particulièrement difficile. Elle aspirait à la chaleur d'un bain et au silence de l'appartement. En arrivant, la porte d'entrée était entrouverte, une musique jazzy s'échappant de l'intérieur – une musique qu'Alexandre n'écoutait jamais. Une angoisse sourde l'étreignit.
Elle entra, le pas hésitant, l'oreille tendue. Des rires, féminins et inconnus, flottaient depuis la chambre. Le souffle de Maïa se coupa. Un pressentiment glacial lui tordit les entrailles. Elle traversa le salon, chaque pas résonnant comme un coup de tambour dans sa poitrine. La porte de leur chambre était à peine entrouverte.
Poussée par une force irrésistible, mêlée d'horreur et de curiosité, Maïa ouvrit doucement la porte. La scène qui s'offrit à ses yeux lui vrilla le cœur et l'âme. Alexandre était là, dans leur lit, avec une autre femme. Une femme jeune, blonde, aux cheveux soyeux éparpillés sur l'oreiller, son corps dénudé contre le sien. Le rire de la femme, cristallin et insouciant, contrastait violemment avec le silence assourdissant qui venait de s'installer dans l'esprit de Maïa.
Le monde de Maïa vacilla. L'air se fit rare dans ses poumons. Elle sentit ses genoux flancher, ses mains tremblantes s'agrippant au chambranle de la porte pour ne pas tomber. Ses yeux, emplis d'une douleur insondable, se posèrent sur le visage d'Alexandre. Son regard croisa le sien.
Un éclair de surprise traversa les yeux d'Alexandre, suivi presque instantanément d'une expression de pure fureur. La surprise de Maïa se mua en rage, un feu brûlant qui la consumait de l'intérieur.
« Alexandre ? » Sa voix n'était qu'un souffle rauque, à peine audible. « Qu'est-ce que... qu'est-ce que ça signifie ? »
La femme blonde, alertée par le changement d'ambiance, releva la tête, ses yeux écarquillés se posant sur Maïa.
Alexandre se redressa vivement, attrapant un drap pour couvrir leurs corps. Son visage était une caricature de colère, son teint pourpre. « Maïa ! Qu'est-ce que tu fais là ? Tu devais être au travail ! » Sa voix était un grognement, mêlé de panique et de rage.
« Au travail ? » Le rire qui s'échappa de la gorge de Maïa était amer et hystérique. « Je te surprends dans NOTRE lit avec une AUTRE femme, et la première chose que tu me dis, c'est 'Qu'est-ce que tu fais là' ?! » Ses mots étaient hachés par les sanglots qui montaient.
« Ne fais pas de scène, Maïa ! » aboya-t-il, un éclair de menace dans ses yeux. « Tu n'as rien à faire ici ! »
« C'EST MA MAISON ! » hurla Maïa, la douleur et l'humiliation la submergeant. « C'est MA MAISON, Alexandre ! Et c'est notre lit ! Comment... comment oses-tu ? »
La blonde, blottie sous le drap, semblait pétrifiée.
Alexandre sortit du lit d'un bond, sa nudité à peine dissimulée par le drap. Il s'approcha de Maïa, le visage déformé par une rage incontrôlable. « Tu veux savoir pourquoi, Maïa ? Tu veux savoir pourquoi j'ai besoin d'elle ? Parce qu'elle, au moins, elle peut me donner un enfant ! Parce qu'elle n'est pas STÉRILE comme toi ! Parce qu'elle n'est pas une incapable qui me déçoit et qui nous humilie devant ma famille ! »
Chaque mot était un coup, plus douloureux que n'importe quelle gifle. L'insulte sur sa "stérilité", la justification de son infidélité par son incapacité à concevoir, fut la goutte d'eau qui fit déborder le vase de sa résilience. Maïa sentit une force étrange l'envahir, une détermination froide née de la destruction absolue de son monde.
« Tu... tu es un monstre, » murmura-t-elle, sa voix tremblante mais porteuse d'une colère nouvelle, une colère glaciale. « Un monstre sans cœur ! »
C'était le signal. Alexandre, hors de lui, leva la main. Le coup fut fulgurant, violent, un revers de la main qui la projeta en arrière. Sa tête heurta violemment le chambranle de la porte, un éclair blanc traversa son champ de vision, suivi d'une douleur lancinante. Elle s'effondra, les tympans bourdonnants, le monde se brouillant autour d'elle. Il continua, comme possédé par une rage aveugle, des coups de pied dans les côtes, des gifles répétées, la rabaissant encore et encore sur sa "stérilité", sur son "incompétence".
« Tu n'es rien ! Tu ne vaux rien ! Tu n'es qu'un fardeau ! » Ses mots se mêlaient aux bruits sourds des coups, Maïa sentant sa conscience s'éloigner, le monde devenir une succession de tâches floues et de douleurs aiguës.
Elle sombra dans un état de semi-conscience, le goût métallique du sang dans la bouche, son corps endolori jusqu'à la moelle. La dernière chose qu'elle entendit fut la voix d'Alexandre, lointaine, qui s'essoufflait, puis les pleurs effrayés de l'autre femme.
C'était le point de non-retour. La ligne avait été franchie, brutalement, sans pitié. Maïa ne pouvait plus rester. Dans l'obscurité grandissante de son esprit, une seule pensée, limpide et urgente, parvint à percer le brouillard de la douleur : fuir. Fuir cette souffrance, fuir cet homme qui n'était plus que l'ombre de lui-même, fuir cette vie qui s'était transformée en cauchemar. Elle devait partir, coûte que coûte. La survie, simple et absolue, était devenue son unique impératif.