Chapitre 2 Chapitre 2 : Les Crocs de l'Ombre

La douce mélodie des espoirs de Maïa fut la première à se briser, non pas sous le poids de sa propre déception, mais sous la force insidieuse des marteaux pilon de la famille Valois. Au début, leurs remarques étaient des murmures à peine audibles, des notes discordantes dans la symphonie de son bonheur apparent. Mais avec le temps, ces notes se firent plus audibles, plus insistantes, jusqu'à devenir une cacophonie assourdissante qui résonnait dans chaque recoin de sa vie.

Les signes avant-coureurs avaient été subtils, presque imperceptibles. Les conversations dominicales chez les Valois, autrefois légères et joyeuses, prenaient une tournure plus inquisitrice. Éliane Valois, la mère d'Alexandre, une femme aux allures de reine des glaces, avec ses tailleurs impeccables et son sourire figé, était la première à dégainer.

« Alors, Maïa, toujours pas de bonnes nouvelles ? » avait-elle lancé un soir, à peine Maïa avait-elle posé le pied dans le salon luxueux aux murs recouverts d'œuvres d'art inestimables. Ce n'était pas une question, mais une affirmation déguisée, une pique voilée sous des airs de fausse sollicitude.

Maïa, encore pleine d'espoir, avait souri, tentant de détourner le sujet. « Pas encore, Éliane. On laisse faire la nature ! »

« La nature... » avait soupiré Éliane, son regard s'attardant sur le ventre plat de Maïa avec une insistance presque obscène. « Mais la nature, parfois, a besoin d'un petit coup de pouce, n'est-ce pas ? Surtout passé un certain âge. » Le sous-entendu était clair : Maïa, à 26 ans, n'était pas "âgée", mais pour Éliane, chaque mois sans grossesse était une éternité.

À côté, Jean-Pierre Valois, le père d'Alexandre, un homme imposant aux cheveux gris impeccablement coiffés, riait d'un rire grave et sec. « Ta mère a raison, Alexandre. Les héritiers, ça ne se fabrique pas d'un claquement de doigts. Et nous, on commence à se faire vieux ! » Il tapait amicalement sur l'épaule de son fils, mais ses yeux scrutaient Maïa, pesant, évaluant, jugeant son incapacité.

Alexandre, à ce stade, tentait encore de faire tampon. « Maman, Papa, s'il vous plaît. On fait ce qu'il faut. Ça viendra. » Sa voix était ferme, mais Maïa sentait déjà une légère tension dans sa poigne lorsqu'il lui tenait la main sous la table.

Mais les mois passèrent, et les "piques" devinrent des javelots, lancés avec une précision chirurgicale. Les dîners de famille, autrefois des moments de convivialité, se transformèrent en véritables interrogatoires. Les sœurs d'Alexandre, Clarisse et Isabelle, bien que plus discrètes, contribuaient à l'atmosphère étouffante par leurs regards appuyés et leurs silences éloquents chaque fois que le sujet de la progéniture était abordé.

Un soir, lors d'un dîner pour l'anniversaire d'Éliane, la conversation dériva inévitablement. Maïa venait de partager une anecdote amusante sur le projet de construction d'une nouvelle aile à l'entreprise.

« C'est merveilleux, Maïa, » avait dit Éliane, sirotant son vin avec une lenteur calculée. « Mais tu sais, la construction d'une famille, c'est encore plus important que celle d'un immeuble, n'est-ce pas ? » Le ton était mielleux, mais le venin transperçait.

Maïa sentit une chaleur monter à ses joues. « Bien sûr, Éliane. C'est notre plus grand souhait. »

« Ah, les souhaits... » intervint Jean-Pierre, posant ses couverts avec un bruit sec. « Mon souhait à moi, c'est de voir un petit Valois courir dans les allées du jardin avant de passer l'arme à gauche. Alexandre est notre seul fils, Maïa. Il a une responsabilité. »

Le cœur de Maïa se serra. Responsabilité. Comme si elle était la seule à porter le fardeau. Elle regarda Alexandre, espérant un signe de soutien, une intervention. Il se contenta de boire une gorgée de son vin, les yeux fixés sur son assiette. Un silence pesant s'installa, seulement brisé par le tintement des couverts. L'air était devenu épais, chargé de reproches non-dits.

Les appels téléphoniques étaient une autre forme de torture. Le téléphone d'Alexandre, mais souvent celui de Maïa, sonnait, et la voix d'Éliane se faisait pressante, pleine d'une anxiété feinte.

« Maïa, ma chérie, c'est Éliane. Je t'appelle pour prendre de tes nouvelles. Et de celles de... de notre projet, tu sais. Alexandre est si discret. »

Maïa serrait les dents. « Il n'y a rien de nouveau, Éliane. Nous vous tiendrons au courant. »

« Mais c'est ça le problème, ma chère ! » s'exclamait Éliane, sa voix montant d'un cran. « Toujours rien ! Vous avez consulté ce nouveau spécialiste ? On m'a dit qu'il était excellent, une sommité pour les cas... difficiles. » Le mot "difficiles" claquait comme un fouet. « Ne me dis pas que tu n'as pas encore pris rendez-vous ! Il faut se donner les moyens, Maïa. On ne peut pas juste attendre que ça tombe du ciel. »

La patience de Maïa commençait à s'effriter. Elle avait l'impression d'être une machine défectueuse, un maillon faible dans la chaîne parfaite des Valois. Elle avait pourtant tout essayé : les rendez-vous médicaux, les changements de régime, même un bref passage par l'acupuncture, encouragée par les médecins qui, faute de diagnostic, suggéraient des méthodes alternatives. Chaque mois, le même rituel, la même attente, la même déception, accentuée par l'horloge biologique qui semblait cocher les jours pour la belle-famille.

« Nous faisons de notre mieux, Éliane, » répondait Maïa, sa voix tendue. « Les médecins ont dit que nous n'avions pas de problème. »

« Pas de problème apparent, Maïa. C'est très différent, vous savez. Cela signifie juste qu'ils n'ont pas encore trouvé le tien. » La phrase résonnait comme un couperet. « J'ai entendu parler d'une amie, sa belle-fille, une femme charmante d'ailleurs, était exactement dans le même cas. Stérile. Et finalement, son fils a dû... prendre d'autres dispositions. »

Le mot, lâché avec une nonchalance calculée, frappa Maïa de plein fouet : stérile. C'était la première fois qu'il était prononcé aussi directement, aussi brutalement. Maïa sentit son sang se glacer. Elle raccrocha, tremblante, le mot résonnant dans son esprit, brûlant.

Le pire était que même Alexandre, son roc, son confident, commençait à changer. Il était devenu froid et distant. Les premières fois qu'elle lui parlait des remarques de sa mère, il la serrait dans ses bras, murmurant des paroles réconfortantes. « Laisse-les dire, mon amour. Ils s'inquiètent, c'est tout. On sait que tu es la femme de ma vie. »

Mais ces consolations se firent rares, puis inexistantes. Il passait plus de temps au bureau, rentrait tard. Leurs soirées, autrefois remplies de confidences, se réduisaient à des silences pesants, des repas pris devant la télévision, chacun dans sa bulle. Quand elle tentait d'aborder le sujet de sa famille, il devenait évasif, voire agacé.

« Arrête avec ça, Maïa. Tu es trop sensible. Ils veulent juste le meilleur pour nous. Et surtout, pour l'avenir de la famille Valois. » L'avenir de la famille Valois, un refrain qu'il reprenait désormais, comme un écho de ses parents.

Un après-midi, Maïa avait surpris une conversation téléphonique entre Alexandre et sa mère. Elle était dans le salon, et Alexandre, pensant qu'elle était sortie, parlait fort dans le bureau.

« Mais Maman, tu ne comprends pas ! Elle essaie ! On essaie ! » Alexandre marquait une pause, écoutant la diatribe de sa mère. « Oui, oui, je sais, l'héritage... Mais je ne vais pas la laisser pour ça ! Enfin... je réfléchis, d'accord ? Laisse-moi gérer ça. »

Le "je réfléchis" résonna dans l'esprit de Maïa comme un coup de tonnerre. Il réfléchissait. Il envisageait la possibilité de la quitter à cause de cette incapacité à concevoir. La honte et l'angoisse l'envahirent. La phrase d'Éliane, "son fils a dû prendre d'autres dispositions", revenait en boucle.

La pression de la belle-famille ne se limitait pas aux paroles. Elle se manifestait aussi par des gestes, des invitations à des événements où d'autres jeunes couples avec enfants étaient ostensiblement mis en avant, ou des discussions sur des écoles privées élitistes où seul un "héritier Valois" aurait sa place. Maïa se sentait constamment jugée, diminuée, comme si son utérus était devenu le seul baromètre de sa valeur en tant que femme et future épouse.

Les menaces d'empêcher le mariage, d'abord implicites, devinrent plus explicites. Éliane avait convoqué Alexandre à un déjeuner privé sans Maïa. Au retour, son visage était sombre.

« Ma mère a été très claire, Maïa, » avait-il dit, sans la regarder dans les yeux. « Si rien ne change d'ici la fin de l'année, ils ne donneront pas leur bénédiction pour le mariage. Et tu sais ce que ça signifie pour eux... »

Maïa le savait. La bénédiction des Valois n'était pas une simple formalité. C'était un sceau, une validation de leur union aux yeux de la haute société. Sans elle, le mariage serait un affront, un scandale. La perspective de perdre Alexandre à cause de cela, de perdre tout ce qu'ils avaient construit, la terrifiait. La situation devenait intenable, un étau se resserrant autour de son cœur, menaçant d'étouffer la dernière étincelle de joie qui persistait en elle.

Elle avait beau être Maïa Hayes, la consultante brillante et rayonnante, chez elle, le masque tombait. Elle s'effondrait sous le poids de ces insultes voilées et de ces paroles blessantes. Les larmes devenaient ses compagnes silencieuses, roulant sur ses joues chaque soir, témoins de la douleur qu'elle ne pouvait plus contenir. Le bonheur, la lumière qui l'avait caractérisée, s'éteignait peu à peu, remplacée par une angoisse sourde. La promesse d'un foyer aimant et d'une famille s'éloignait, remplacée par la menace d'une vie qui ne serait plus qu'une prison dorée.

            
            

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