Le nom n'a rien signifié pour moi au début. Juste une autre tragédie lointaine qui venait perturber le calme de notre vie parisienne. J'ai senti notre bébé bouger dans mon ventre, une petite vague sous ma main posée là, et j'ai pensé à l'ironie de la situation. Une vie qui s'éteint peut-être, une autre qui s'apprête à naître.
J'étais à une semaine de mon terme, lourde et fatiguée, mais sereine.
Puis, j'ai entendu un bruit sec. Le verre de vin que Marc tenait à la main venait de se briser sur le parquet. Le vin rouge s'est répandu comme une flaque de sang.
Il n'a pas bougé. Il fixait l'écran, le visage livide, les yeux écarquillés. Il ne respirait plus. Tout son corps était tendu vers cette image, vers ce nom. Élodie Moreau.
À cet instant, j'ai compris.
Je n'ai rien dit. J'ai continué à caresser mon ventre, observant mon mari avec un calme qui m'a surprise moi-même. Le chaos du monde extérieur venait de faire irruption chez nous, mais à l'intérieur, une étrange lucidité s'était installée. Je n'étais pas triste, pas encore. J'étais une observatrice.
Ce n'était pas la première fois que j'entendais ce nom. Il y a six mois, lors d'un dîner avec des amis, un de ses vieux copains, un peu ivre, avait lancé :
« Tu te souviens, Marc, de tes folies pour Élodie ? Tu aurais traversé le désert pour elle ! »
Un silence gêné avait suivi. Marc avait ri nerveusement, changeant de sujet. Plus tard, cette nuit-là, je lui avais posé la question, sans agressivité, juste pour savoir.
« C'est une vieille histoire, Léa. Une amourette de jeunesse, rien de plus. C'est toi ma vie maintenant. »
Je l'avais cru. Ou plutôt, j'avais choisi de le croire. La stabilité était ce que je cherchais, et Marc, ce chef étoilé si talentueux, si ancré dans la réalité de sa cuisine, semblait m'offrir cette sécurité.
Mais en le voyant ce soir, figé devant la télévision, j'ai su que ce n'était pas une simple « amourette de jeunesse ». C'était une obsession. Un fantôme qui n'avait jamais quitté la pièce.
Son corps a commencé à trembler. Des tremblements incontrôlables. Il a porté ses mains à sa tête, comme s'il souffrait physiquement.
« Non... pas elle... »
Il a murmuré ces mots pour lui-même, pas pour moi. J'étais devenue invisible. J'étais un meuble dans la pièce.
Je suis restée assise, sentant le petit cœur de ma fille battre contre ma paume. Je l'observais, non pas comme une épouse, mais comme une directrice marketing analyse un problème. J'ai noté sa pâleur, ses mains crispées, le son rauque de sa respiration. J'ai analysé la situation froidement. Le problème n'était pas la disparition de cette femme. Le problème était la réaction de mon mari.
Il s'est enfin tourné vers moi, mais son regard me traversait.
« Il faut faire quelque chose. On ne peut pas la laisser là-bas. »
Le « on » m'a fait tiquer. Qui était ce « on » ? Lui et moi ? Lui et le gouvernement français ? Ou lui et son fantôme ?
J'ai gardé le silence. Mon calme semblait l'irriter encore plus. Il a commencé à faire les cent pas dans le salon, agité, passant des coups de fil à des gens que je ne connaissais pas, parlant de contacts, de journalistes, d'ambassades. Sa voix était pleine d'une urgence que je ne lui avais jamais connue, même pas le jour où son restaurant avait obtenu sa deuxième étoile.
Cette nuit-là, la graine du doute qui avait été plantée il y a des mois a germé. J'ai compris que mon mariage, ma sécurité, tout ce que j'avais construit, reposait sur une illusion. L'illusion que j'étais le centre de sa vie.
La vérité, crue et brutale, était affichée sur l'écran de télévision. Sa vraie vie, son aventure, son idéal, était à des milliers de kilomètres, dans une zone de guerre. Et moi, j'étais juste la gardienne du foyer. La femme stable et pragmatique qui gérait les comptes et préparait l'arrivée de leur enfant. Notre enfant. Ou peut-être, juste le mien.