Chloé Martin. Bien sûr que je savais qui c'était. Tout le monde à la fac connaissait Chloé Martin. Elle était une "influenceuse", comme on dit. Son compte Instagram était une vitrine parfaite : voyages de luxe, vêtements de marque, soirées branchées. Elle était belle, d'une beauté lisse et fabriquée, toujours impeccable, toujours souriante pour la caméra.
Elle était dans quelques cours avec nous, mais elle semblait flotter au-dessus de tout ça. Le design de mode ne paraissait pas être sa passion, mais plutôt un accessoire de plus pour son image de marque. Elle était l'opposé de moi. Je passais mes nuits à coudre, à dessiner, les mains abîmées par les aiguilles et les doigts tachés d'encre. Elle passait les siennes à poser dans des clubs où je n'avais même pas les moyens d'entrer.
J'ai posé la question à Antoine, l'air de rien, un après-midi alors qu'on révisait.
« Tu connais Chloé Martin ? »
Il a levé les yeux de son livre, un air de dédain sur le visage.
« L'influenceuse ? De vue, oui. Une fille complètement superficielle, obsédée par les likes et les followers. Le genre de personne qui vendrait sa mère pour un partenariat de plus. Reste loin d'elle, Estelle. Elle n'est pas pour nous, elle ne fait pas partie de notre monde. »
Notre monde. Il aimait bien utiliser cette expression. C'était censé être un cocon protecteur, mais je commençais à comprendre que c'était une cage. Ses mots étaient si convaincants, si méprisants, que j'ai presque cru à sa sincérité. Presque.
Quelques jours plus tard, je les ai vus. J'étais à la bibliothèque, cachée derrière une rangée de livres. Chloé a fait tomber sa pile de cahiers, un grand classique. Et Antoine, comme par hasard, était là pour l'aider à tout ramasser.
Il s'est accroupi, leurs têtes se sont rapprochées. Il lui a dit quelque chose, elle a ri. Un rire cristallin, un peu trop fort pour une bibliothèque. Il lui a rendu ses affaires, leurs doigts se sont effleurés. C'était un contact bref, presque invisible. Mais je l'ai vu. J'ai vu la façon dont il la regardait quand il pensait que personne ne faisait attention. Ce n'était pas le regard qu'il posait sur une "fille superficielle". C'était un regard de convoitise.
À ce moment-là, je n'ai pas encore tout compris. Je me suis dit que j'étais paranoïaque, que la jalousie me rongeait à cause de ces stupides messages. J'ai essayé d'oublier cette image.
Mais la nuit, quand je n'arrivais pas à dormir, tout revenait. Tous les petits détails des derniers mois prenaient un sens nouveau et horrible. Les fois où Antoine était "trop occupé" pour me voir, prétextant un dîner de famille ou une urgence. Je me suis souvenue d'une story de Chloé, publiée un de ces soirs-là. Elle était dans un restaurant chic, celui où les Chevalier avaient leurs habitudes. Sur la table, en face d'elle, on voyait un verre de vin et le coin d'une manchette de chemise. Une manchette bleue, identique à celle que j'avais offerte à Antoine pour notre anniversaire.
J'ai fouillé dans son placard le lendemain matin. La chemise était là. Mais elle ne sentait pas le renfermé. Elle sentait un parfum. Un parfum sucré, capiteux. Le parfum de Chloé Martin.
J'ai refermé la porte du placard, le cœur battant à tout rompre. Ce n'était pas de la paranoïa. C'était la réalité. Il ne m'avait pas seulement menti sur l'école. Il me trompait. Il avait orchestré tout ce plan pour m'éloigner de Paris, pour me garder sous son contrôle à Lyon, tout en préparant son avenir avec une autre. J'étais le plan de secours. La fille gentille et talentueuse qu'on garde sous le coude, au cas où. La douleur était si vive, si physique, que j'ai dû m'asseoir sur le lit pour ne pas tomber.