J'ai "accidentellement" renversé mon verre de jus d'orange sur le sol.
« Oh, non ! Je suis si maladroite ! »
Le temps que ma mère et moi nettoyions le désordre, de précieuses minutes s'étaient écoulées.
Puis, j'ai prétendu ne pas trouver les clés de la voiture.
« Mais où sont-elles ? Papa les a sûrement prises ! »
Mon père, alerté par le bruit, est descendu.
Il a fallu encore dix minutes pour que nous organisions une "recherche" dans toute la maison.
Quand nous sommes enfin arrivés à la gare routière, le bus pour le sud, celui que Chloé devait prendre, était parti depuis longtemps.
Mes parents étaient dévastés.
Ma mère a pleuré pendant des jours.
Mon père arpentait la maison comme un lion en cage.
Je jouais mon rôle à la perfection.
Je "pleurais" avec ma mère.
Je "réconfortais" mon père.
Je préparais des repas qu'ils ne touchaient pas.
J'étais la fille parfaite, la sœur dévastée.
À l'intérieur, je jubilais.
Chaque jour qui passait sans nouvelles de Chloé était une victoire.
Mes parents ont alerté la police, placardé des affiches.
Rien.
Chloé s'était volatilisée, exactement comme elle l'avait prévu.
Mais cette fois, les conséquences allaient être très différentes.
La douleur et l'inquiétude ont transformé mon père.
Dans ma vie précédente, il s'était noyé dans le chagrin, négligeant son petit commerce de quincaillerie qui avait fini par faire faillite.
Cette fois, c'était différent.
Peut-être était-ce ma présence, mon soutien sans faille (et factice).
Peut-être était-ce simplement la colère.
Il a canalisé toute son énergie, toute sa rage, dans son travail.
Il a commencé à innover, à prendre des risques.
Il a développé une nouvelle gamme d'outils brevetés.
Son entreprise a explosé.
En l'espace de deux ans, la petite quincaillerie de quartier est devenue une société nationale, puis internationale.
Nous sommes devenus riches.
Scandaleusement riches.
Notre vie a changé du tout au tout.
Nous avons quitté notre modeste maison de banlieue pour un immense manoir dans le quartier le plus chic de la ville.
Des voitures de luxe dans le garage, des vêtements de créateurs dans nos dressings, des domestiques pour s'occuper de tout.
Mon père est devenu un magnat respecté.
Ma mère, une philanthrope célèbre, présidente de plusieurs associations caritatives, dont une fondation pour retrouver les enfants disparus.
Ironique, n'est-ce pas ?
J'ai profité de chaque instant.
J'ai étudié dans les meilleures universités, non plus le commerce, mais la finance et le droit.
J'ai utilisé mes connaissances du futur pour faire des investissements incroyablement rentables.
J'ai acheté des actions d'une petite start-up technologique qui allait devenir un géant mondial.
J'ai investi dans l'immobilier dans des quartiers qui allaient flamber.
À 25 ans, j'étais financièrement indépendante et immensément riche, par mes propres moyens.
Je m'asseyais souvent au bord de la piscine de notre manoir, un cocktail à la main, en pensant à Chloé.
J'étais heureuse.
Une joie pure, sombre et délicieuse.
Chaque luxe, chaque succès était une brique de plus dans le mur de ma vengeance.
Tout cela, c'était grâce à elle.
Grâce à son départ.
Son absence avait été la meilleure chose qui soit jamais arrivée à notre famille.
Et à moi.
Parfois, j'essayais d'imaginer sa vie.
Dans sa tête, elle devait être en train de vivre une grande aventure.
Mais je connaissais la vérité, celle qu'elle m'avait révélée à la fin de ma première vie.
Son "enlèvement" était une mise en scène qui avait mal tourné.
Elle avait prévu de disparaître avec un petit groupe de marginaux, pour revenir en héroïne.
Mais le groupe l'avait abandonnée, lui volant son argent.
Elle s'était retrouvée seule, sans ressources, dans une région reculée.
Elle avait été "recueillie" par une famille de paysans pauvres.
Pas d'enlèvement glamour.
Pas de survie épique.
Juste la boue, le travail acharné dans les champs, la misère et l'ignorance.
Elle qui rêvait de grandeur était probablement en train de nourrir des cochons quelque part, sans électricité ni eau courante.
L'image me faisait sourire.
J'espérais qu'elle souffrait.
J'espérais que chaque jour était un enfer.
C'était sa juste punition.
Et ce n'était que le début.