J'étais en pleine réunion du conseil d'administration, présentant une stratégie complexe de fusion-acquisition. J'ai senti le changement d'atmosphère avant même de voir les regards furtifs échangés au-dessus de la table en acajou. Les actionnaires, habituellement pendus à mes lèvres, commençaient à s'agiter discrètement, leurs yeux glissant vers leurs écrans.
Sophie Bertrand, ma rivale de toujours, a eu un sourire à peine perceptible. C'est elle qui, sous prétexte de me montrer un document urgent, a posé sa tablette devant moi. L'écran affichait un article au titre tapageur : "L'héritier Alexandre Leroy sauve une mystérieuse artiste et oublie sa fiancée, l'avocate Clara Dubois". En dessous, une photo floue montrait Alexandre portant une jeune femme aux cheveux en bataille, l'air éperdu.
La salle est devenue silencieuse. Tous les regards étaient fixés sur moi, attendant une réaction, un signe de faiblesse, une fissure dans l'armure de Clara Dubois.
Je n'ai pas cillé. J'ai repoussé doucement la tablette de Sophie.
"Revenons à la clause de non-concurrence, si vous le voulez bien. C'est le point le plus délicat."
Ma voix était calme, égale, sans la moindre trace d'émotion. J'ai continué ma présentation, détaillant chaque point avec une précision chirurgicale, comme si de rien n'était. La tension dans la salle s'est lentement dissipée, remplacée par le respect mêlé de crainte que j'inspirais habituellement. Sophie a ravalé son sourire, déçue. À la fin de la réunion, l'accord était validé, et mon autorité, réaffirmée. Personne n'a osé mentionner l'article.
Une fois seule dans mon grand bureau d'angle avec vue sur tout Paris, j'ai enfin autorisé mes épaules à s'affaisser. J'ai retiré mes talons, j'ai massé mes tempes. J'ai ouvert l'article sur mon propre ordinateur. L'histoire était d'une banalité romantique affligeante. Alexandre, lors d'une de ses escapades en solitaire qu'il aimait tant, était tombé sur une jeune artiste, Léa Martin, dont la voiture avait dérapé sur une route de campagne. Il l'avait sauvée, l'avait emmenée à l'hôpital, et était visiblement tombé sous le charme de son esprit "libre" et "authentique".
Je n'ai pas ressenti de chagrin. Pas de jalousie. Juste une profonde irritation. Ce mariage avec Alexandre n'avait rien à voir avec l'amour. C'était une alliance stratégique, méticuleusement orchestrée par nos deux familles. Les Leroy apportaient le prestige d'un nom historique et une fortune colossale dans le luxe. Les Dubois, ma famille, apportaient une influence politique et juridique sans égale. Mon père est au Conseil d'État, ma mère dirige l'un des plus grands réseaux d'influence de la capitale. Ce mariage devait me propulser, consolider notre pouvoir. L'amour, les sentiments... c'étaient des luxes que je ne pouvais pas me permettre. Pour moi, la carrière et le statut passaient avant tout.
Ma mère me l'avait répété toute mon enfance.
"Clara, les émotions sont des faiblesses que tes adversaires exploiteront. L'amour est un conte de fées pour les pauvres. Pour nous, un mariage est un contrat, la plus importante des transactions."
J'ai été élevée pour être pragmatique, calculatrice, maîtresse de mes émotions. J'ai excellé dans mes études, je suis devenue la plus jeune associée de ce cabinet prestigieux. Chaque étape de ma vie était planifiée, contrôlée. Et Alexandre, avec son charme facile et sa lâcheté face aux conflits, était la pièce parfaite dans mon plan : un mari beau, riche et malléable. Mais son impulsivité était une variable que j'avais sous-estimée.
Le bruit de la porte de mon bureau qui s'ouvrait m'a fait sursauter. Alexandre est entré, l'air penaud. Mais il n'était pas seul. Derrière lui se tenait une jeune femme, mince, vêtue d'une robe à fleurs un peu froissée et de sandales, les cheveux longs et bruns tombant librement sur ses épaules. C'était elle, Léa Martin. Elle me regardait avec un mélange de défi et de pitié, comme si j'étais un obstacle à son grand bonheur. Son regard balayait mon bureau impeccable, mon tailleur strict, avec une sorte de dédain pour ce monde matérialiste et sans âme. C'était la guerre, et elle venait d'être déclarée sur mon propre territoire.