Plus tard dans l'après-midi, en allant aux toilettes, j'ai entendu des bruits d'eau. La porte d'une des cabines était entrouverte. J'ai jeté un œil par réflexe.
C'était Manon.
Elle était penchée sur la cuvette des toilettes, en train de laver à grande eau son polo blanc, le seul polo de l'uniforme que je l'avais jamais vue porter. Elle le frottait avec un petit bout de savon qu'elle avait dû prendre sur le lavabo. Elle était tellement concentrée sur sa tâche qu'elle ne m'a pas entendue.
Le spectacle était d'une tristesse infinie. Cette fille qui parlait de garde-robes de luxe lavait son unique polo dans des toilettes publiques pour qu'il soit propre pour le lendemain. Tout son personnage s'effondrait devant moi, révélant une pauvreté que je n'aurais jamais pu imaginer.
Je suis restée figée, le cœur serré. Je devais faire quelque chose. J'ai attendu qu'elle sorte, son polo humide soigneusement plié dans un sac en plastique.
« Manon, attends. »
Elle s'est retournée, surprise. Son visage était fermé, méfiant.
« Écoute, pour hier... je suis désolée. J'ai été horrible. »
Elle n'a rien répondu. Elle a juste regardé le sol.
J'ai ouvert mon sac. J'avais un sweat-shirt propre que je gardais pour le sport.
« Tiens, prends-le. Il fait un peu froid aujourd'hui. »
J'ai essayé de le lui tendre. Elle a reculé comme si mon pull était un serpent.
« Non merci. Je n'ai pas besoin de ta pitié. »
Sa voix était tranchante.
« J'ai plein de vêtements qui m'attendent à la maison, des vêtements de marque, pas tes trucs bas de gamme. »
Elle a dit ça en regardant mon sweat avec un mépris total, puis elle est partie, me laissant seule dans le couloir avec mon offre de paix rejetée. C'était absurde. Elle préférait avoir froid plutôt que d'admettre la vérité, même une fraction de la vérité.
L'incident n'a fait que la renforcer dans ses mensonges. De retour en classe, comme pour effacer l'humiliation des toilettes, elle s'est lancée dans un monologue encore plus extravagant sur une prétendue séance de shopping sur les Champs-Élysées.
« Maman m'a acheté une nouvelle robe Dior pour la réception de l'ambassadeur suédois », a-t-elle annoncé à qui voulait l'entendre.
Des ricanements ont fusé.
« C'est la même robe que tu laves aux toilettes ? », a chuchoté quelqu'un derrière moi.
La rumeur s'était répandue. Ma tentative d'aider s'était retournée contre elle. Je me sentais misérable.
J'ai essayé une autre approche, plus discrète. Le lendemain, j'ai acheté deux pains au chocolat à la boulangerie. J'en ai posé un sur son bureau avant qu'elle n'arrive, sans rien dire. Quand elle s'est assise, elle a vu la viennoiserie. Elle a regardé autour d'elle, m'a vue l'observer, et une expression de dégoût a traversé son visage. Elle a poussé le pain au chocolat du bout des doigts jusqu'au bord de la table, où il est finalement tombé par terre. Elle ne l'a même pas ramassé.
Le point culminant de l'absurdité a été la réunion parents-professeurs. C'était l'événement de l'année, où les parents venaient écouter les louanges ou les reproches des enseignants. J'étais assise avec ma mère, écoutant d'une oreille distraite, tout en cherchant Manon des yeux. Elle était seule, assise au fond de la salle.
Lorsque son tour est venu, le professeur principal, M. Durand, a demandé :
« Mademoiselle Dubois, vos parents ne sont pas présents ce soir ? »
Un silence s'est installé. Tous les regards se sont tournés vers elle.
Manon a relevé la tête, avec un calme olympien.
« Non, Monsieur. Ils ont été rappelés d'urgence à l'ambassade de France à Washington pour une affaire de la plus haute importance. Ils vous prient de les excuser. »
L'excuse était si grosse, si théâtrale, que même M. Durand a semblé décontenancé. Il a hoché la tête, un peu perplexe, et est passé à l'élève suivant.
Manon avait encore gagné. Elle avait maintenu sa forteresse de mensonges intacte, mais elle semblait plus seule que jamais, assise au milieu de toutes ces familles.