Je traversais l'espace de travail la tête haute, feignant une indifférence que je ne ressentais pas. À l'intérieur, chaque mot était une blessure. Je me suis dirigée vers mon ancien bureau, désormais vidé de mes affaires, pour attendre les ordres de ma nouvelle « maîtresse ».
Clara est arrivée vers midi, flottant dans un nuage de parfum coûteux et d'arrogance. Elle m'a regardée de haut en bas avec un sourire méprisant.
« Ah, Jeanne. Antoine m'a dit que tu allais t'occuper de moi. C'est charmant. »
Elle a jeté un rouleau de tissu précieux sur la table. C'était une dentelle de Calais, rare et incroyablement chère, destinée à une robe de soirée sur mesure pour une cliente importante.
« J'ai besoin que tu me coupes une pièce dans ça. Pour une étole. Antoine a dit que je pouvais prendre ce que je voulais. »
« Mais ce tissu est pour la commande de la baronne de Rothschild », ai-je protesté, la voix tremblante. « Il n'y en a pas d'autre. »
Clara a haussé un sourcil. « Et alors ? Je suis la muse. Mes désirs passent avant ceux d'une vieille baronne. Coupe-le. »
Je savais que c'était une mauvaise idée, un piège. Mais je ne pouvais pas refuser. Sous son regard scrutateur, j'ai déroulé la dentelle avec précaution. Alors que mon dos était tourné un instant pour prendre les ciseaux, elle a fait un geste rapide. J'ai entendu un son de déchirement.
Je me suis retournée brusquement. Une énorme entaille en forme de L défigurait le centre du rouleau de dentelle. Il était complètement ruiné.
Clara a poussé un cri perçant. « Mon Dieu ! Qu'as-tu fait, idiote ! Tu l'as détruit ! »
Sa voix a attiré l'attention de tout l'atelier. Antoine est sorti de son bureau en trombe, le visage assombri par la fureur.
« Qu'est-ce qui se passe ici ? » a-t-il demandé.
« C'est elle ! » a crié Clara, en me montrant du doigt, les larmes aux yeux. « Je lui ai juste demandé de regarder le tissu, et elle l'a déchiré ! Par jalousie ! Elle ne supporte pas que je sois là ! »
« Ce n'est pas vrai ! » ai-je crié, ma voix se brisant. « C'est elle ! Elle l'a fait quand j'avais le dos tourné ! »
Antoine n'a même pas regardé dans ma direction. Son regard était fixé sur le tissu ruiné, puis sur le visage en larmes de Clara. Il n'a pas eu besoin d'entendre ma version. Dans son esprit, j'étais déjà coupable.
« Tais-toi », a-t-il sifflé, sa voix basse et menaçante.
Il s'est avancé vers moi, sa colère palpable comme une vague de chaleur. « Non seulement tu es une imitatrice sans talent, mais tu es aussi une saboteuse. Tu oses détruire mon travail par pure méchanceté. »
Il a attrapé mon bras, ses doigts s'enfonçant dans ma chair. La douleur était vive, mais la honte était pire. Il m'a traînée au milieu de l'atelier, devant tout le monde. Les autres couturières baissaient les yeux, ou me regardaient avec un mépris triomphant. Personne n'a pris ma défense.
« Regardez-la ! » a hurlé Antoine. « Voilà ce qui arrive quand on donne sa confiance à des vipères. »
Il m'a poussée si fort que j'ai trébuché et suis tombée à genoux. Mon corps a heurté le sol dur. Clara, derrière lui, avait un sourire de pure satisfaction sur les lèvres.
« Tu es virée », a dit Antoine, chaque mot tombant comme une lame de guillotine. « Tes affaires. Maintenant. Et ne remets plus jamais les pieds ici. »
Je me suis relevée, tremblante, et je suis allée vers ce qui avait été mon espace de travail. Sur la table se trouvait mon carnet de croquis, mon bien le plus précieux. Il contenait des années de mes idées, de mes rêves, de mes dessins. C'était toute ma vie.
Alors que j'allais le prendre, la main d'Antoine s'est abattue dessus. Il l'a saisi.
« Ça ? » a-t-il dit avec un ricanement cruel. « Ce n'est pas à toi. C'est la propriété de la Maison Lefevre. Tout ce que tu as fait ici m'appartient. »
Sous mes yeux horrifiés, il a commencé à arracher les pages. Une par une. Mes créations, mes robes, mes espoirs, réduits en lambeaux et jetés sur le sol. C'était plus qu'une simple destruction matérielle, c'était l'anéantissement de mon identité.
J'ai poussé un cri de désespoir, essayant de récupérer les morceaux, mais il m'a repoussée.
Il n'avait pas fini. Son regard fou est tombé sur un pot d'encre de Chine noire sur une table voisine. Il l'a attrapé.
« Tu aimes salir les choses ? » a-t-il murmuré, s'approchant de moi, le pot à la main. « Tu as souillé ma maison avec ta jalousie. Laisse-moi te montrer ce que l'on ressent quand on est taché. »
Il a soulevé le pot, prêt à verser le liquide noir sur ma tête, sur mes vêtements, pour me marquer de cette honte de manière indélébile. J'ai fermé les yeux, attendant l'impact, la souillure finale. J'étais brisée, vide, au-delà de la douleur.