Il était mon mentor, le grand couturier, un dieu dans ce monde de la mode parisienne. Et moi, j'étais sa créatrice de l'ombre, celle qui traduisait ses visions en réalité. Je travaillais pour lui, mais en vérité, je créais pour lui. Chaque ligne, chaque couleur, chaque texture était une lettre d'amour silencieuse.
Je pensais qu'il comprenait. Je pensais que ses regards approbateurs, ses rares compliments murmurés tard dans la nuit, étaient des promesses. Je vivais pour ces moments, m'accrochant à l'espoir qu'un jour, il me verrait, moi, Jeanne, et non pas seulement l'image de la femme qu'il vénérait : Clara.
Clara était sa muse, une figure presque mythique, toujours à l'étranger, une inspiration lointaine qu'il décrivait avec une ferveur quasi religieuse. Toutes mes créations étaient des tentatives de capturer l'essence de cette femme que je n'avais jamais rencontrée, de devenir la femme qu'il pourrait aimer.
Le défilé a commencé. La musique a empli l'espace et le premier mannequin est apparu sur le podium. Mon cœur battait à tout rompre. C'était ma collection, mon travail. Antoine se tenait près de la scène, son visage impassible comme un masque de marbre.
À la fin du défilé, les applaudissements ont éclaté, un tonnerre d'approbation. Antoine est monté sur scène, baigné par la lumière. Il a souri, un sourire rare et éblouissant. J'ai retenu mon souffle, attendant. C'était notre moment de triomphe.
« Merci à tous », a-t-il dit, sa voix résonnant dans la salle. « Ce soir, vous avez vu l'expression d'une inspiration pure. Une inspiration qui a enfin un visage. »
Il s'est tourné vers les coulisses et a tendu la main. Une femme en est sortie, grande, blonde, d'une beauté glaciale. Elle portait la robe de clôture, la pièce maîtresse de la collection, une robe que j'avais passée des semaines à perfectionner.
« Je vous présente Clara. »
Le nom a frappé l'air comme un coup de fouet. Un murmure a parcouru la foule. Alors c'était elle. La muse. Elle était revenue. Mon monde a basculé.
Antoine a gardé sa main sur la taille de Clara, un geste possessif. Il l'a regardée avec une adoration que je n'avais jamais vue dans ses yeux lorsqu'il me regardait. Puis, son regard a balayé les coulisses et s'est posé sur moi. Il n'y avait aucune chaleur, aucune reconnaissance. Juste un dédain froid.
Il a pris le micro à nouveau. « Il y a eu des rumeurs, des chuchotements. Laissez-moi clarifier les choses. Le génie ne peut être imité. Il ne peut qu'être inspiré. Clara est mon inspiration. Tout le reste n'est qu'une pâle copie. »
Ses mots étaient dirigés vers moi. Chaque personne dans cette pièce le savait. Une humiliation publique, calculée. Les visages de mes collègues se sont tournés vers moi, certains avec pitié, d'autres avec un plaisir non dissimulé. J'ai entendu quelqu'un chuchoter le mot qui allait devenir ma croix : « l'imitatrice ».
Mon cœur s'est brisé. Pas comme une porcelaine fine, mais comme une pierre qui se fend sous un coup violent. L'illusion que j'avais si soigneusement entretenue pendant des années venait de voler en éclats.
Plus tard, dans le silence de l'atelier désert, je me tenais devant le miroir. Antoine est entré, son visage dur dans la pénombre. Il ne m'a pas regardée. Il a pris une des robes restantes sur un mannequin, une de mes préférées, un rêve de soie et d'organza.
« C'est bien fait », a-t-il concédé, sa voix dénuée d'émotion. « Techniquement, c'est presque parfait. »
Il a marqué une pause, touchant le tissu délicat avec un air de dégoût.
« Mais ça n'a pas d'âme. C'est ce que tu ne comprendras jamais, Jeanne. Tu peux copier les formes, les couleurs, mais tu ne pourras jamais capturer l'esprit. L'esprit de Clara. »
Il a lâché la robe comme si elle le brûlait. La douleur dans ma poitrine était si intense que j'avais du mal à respirer. J'étais sans voix, figée par le choc et le chagrin.
« Clara est de retour maintenant », a-t-il continué, son ton devenant encore plus froid, plus tranchant. « Nous n'avons plus besoin de tes imitations. »
Il s'est approché de moi, son ombre me submergeant.
« À partir de demain, tu seras l'assistante personnelle de Clara. Tu t'occuperas de sa garde-robe. Tu feras les retouches sur ses vêtements. C'est une position plus adaptée à tes talents de copiste. »
C'était un ordre, pas une proposition. Une punition. Une façon de me briser complètement, de me rappeler chaque jour ma place. J'ai baissé la tête, incapable de soutenir son regard. La seule réponse que je pouvais formuler était un murmure presque inaudible.
« Oui, Antoine. »
Il a hoché la tête, satisfait, et s'est détourné pour partir. Alors qu'il atteignait la porte, je l'ai regardé, et j'ai regardé cette femme, Clara, qui l'attendait dans le couloir, son sourire triomphant. Et une pensée a traversé mon esprit, une intuition froide et claire comme du cristal. Cette femme était une imposture. Je ne savais pas comment, ni pourquoi, mais je le sentais au plus profond de moi. C'était un mensonge, tout ça était un mensonge.
Cette nuit-là, dans mon petit appartement, entourée de mes carnets de croquis, j'ai pleuré toutes les larmes de mon corps. J'ai pleuré mon amour stupide, mes années perdues, mon cœur brisé. Et puis, quand il n'y a plus eu de larmes, une nouvelle sensation a pris racine. Une froide détermination.
Il m'avait traitée de copie. Il m'avait humiliée. Il voulait que je serve la femme qui avait pris ma place. J'ai regardé mes mains, des mains qui avaient créé de la beauté à partir de rien. Je n'étais pas une copie. J'étais une créatrice.
Je ne serais pas l'assistante de Clara. Je ne resterais pas ici pour subir cette torture quotidienne.
J'ai ouvert mon ordinateur portable. J'ai tapé « Provence » dans le moteur de recherche. Des images de champs de lavande, de villages en pierre et de ciels bleus sont apparues sur l'écran. Loin de Paris. Loin du monde impitoyable de la mode. Loin d'Antoine.
Je ne me battrais pas. Je ne crierais pas. Je disparaîtrais. C'était la seule décision possible. Fuir. Me reconstruire, pièce par pièce, loin de celui qui m'avait détruite.