Pour tester ma "résilience", ils m'imposaient une règle absurde : je devais demander leur autorisation pour toute dépense dépassant cinquante centimes. Chaque pièce était comptée, chaque besoin était scruté, jugé, et le plus souvent, refusé. Je vivais dans un domaine viticole immense, entourée de richesses que je ne pouvais pas toucher, comme une prisonnière dans un palais.
Aujourd'hui, c'était le jour de mon examen d'entrée à l'université. Un jour crucial qui devait décider de mon avenir. Dehors, une pluie battante s'abattait sur la région, transformant les routes de campagne en torrents de boue. Le centre d'examen se trouvait à trente kilomètres, une distance impossible à parcourir à pied dans ces conditions.
J'ai attendu que mon père finisse son café, le cœur battant. Je me tenais devant lui, les mains moites.
"Papa," j'ai commencé d'une voix tremblante. "Il pleut très fort. Le bus ne passera probablement pas. Est-ce que... est-ce que je pourrais avoir cent euros pour prendre un taxi ?"
Le silence qui a suivi a été plus terrifiant que la tempête dehors. Mon père a lentement posé sa tasse. Son regard était glacial.
"Cent euros ?" a-t-il répété, sa voix basse et menaçante. "Pour un taxi ?"
Avant que je puisse répondre, sa main est partie. La première gifle a fait tourner ma tête, le son a claqué dans le grand salon silencieux. La seconde m'a projetée au sol. La douleur cuisante sur ma joue n'était rien comparée à la douleur dans ma poitrine.
"Nous, on montait à pied pour aller à l'école ! Dans la neige !" a-t-il hurlé, son visage déformé par la fureur. "Ne crois pas que parce qu'on a de l'argent, tu peux te permettre de vivre dans le luxe ! Tu es une Dupont, tu dois apprendre la valeur de l'effort !"
Il s'est approché de moi alors que j'étais à terre. Il a fouillé la poche de mon manteau et en a sorti la seule pièce de deux euros que j'avais, mon argent de poche pour la semaine. Il l'a serrée dans son poing.
"Tu n'as même pas besoin de ça."
Puis il m'a attrapée par le col et m'a traînée jusqu'à la porte d'entrée. Il l'a ouverte, révélant le chaos de la tempête. D'un coup de pied violent dans mon dos, il m'a jetée dehors.
"Va à pied ! Et réfléchis à ta mentalité de riche pourrie !"
La porte s'est refermée dans un bruit sourd. J'ai atterri dans la boue, le souffle coupé, la pluie glaciale me trempant jusqu'aux os en quelques secondes. J'ai roulé dans la gadoue, humiliée, seule. Pendant un instant, je suis restée là, incapable de bouger, le visage écrasé contre la terre mouillée.
Puis, la rage a pris le dessus. Pas pour eux. Pour moi. Je me suis relevée, chancelante, et j'ai commencé à marcher. Trente kilomètres sous une pluie diluvienne. Chaque pas était une torture, mes chaussures s'enfonçant dans la boue, mes vêtements pesant une tonne.
Des heures plus tard, je suis arrivée au centre d'examen. J'étais méconnaissable, couverte de boue de la tête aux pieds, grelottante, épuisée. En face du centre, sur un écran géant publicitaire, une chaîne d'information locale tournait en boucle.
Mon regard s'est figé sur l'écran. Je voyais le visage souriant de mes parents, et à côté d'eux, mon frère Louis et ma sœur adoptive, Sophie. Ils étaient dans notre domaine, sous un chapiteau immense. Le titre du bandeau en bas de l'écran m'a frappée en plein cœur : "Les Dupont dépensent 100 millions d'euros pour un concert privé : une célébration pour la réussite de leur fille Sophie."
Le journaliste expliquait avec enthousiasme que mes parents avaient fait venir un groupe de musique mondialement connu pour fêter le fait que Sophie, leur fille adoptive, avait enfin obtenu la moyenne en mathématiques. Cent millions d'euros pour une note passable.
Mon père, interviewé, déclarait fièrement à la caméra : "Rien n'est trop beau pour notre princesse. C'est aussi un bon test pour elle, pour voir comment elle gère le succès. C'est important de savoir rester humble."
Un test. Le mot résonnait dans ma tête. Mon épreuve sous la pluie et la boue, leur fête somptueuse. C'était donc ça, leur "test" pour moi.
La cloche du centre d'examen a retenti, signalant le début des épreuves. Tous les autres étudiants se sont précipités à l'intérieur. Je suis restée immobile sur le trottoir, le regard vide.
Lentement, j'ai sorti ma convocation de ma poche. Le papier était humide et froissé. Sans une hésitation, je l'ai déchiré en deux, puis en quatre, et j'ai laissé les morceaux tomber dans une flaque d'eau boueuse.
Je me suis abritée du vent sous un porche et j'ai sorti mon vieux téléphone. J'ai composé le numéro de ma professeure principale, Mme Dubois. C'était la seule personne qui avait toujours été bienveillante avec moi.
"Estelle ? Ça va ? Tu es bien arrivée ?" a-t-elle demandé, sa voix pleine d'inquiétude.
Mes larmes se sont enfin mises à couler, se mélangeant à la pluie sur mon visage.
"Madame," ai-je dit, ma voix brisée mais ferme. "J'accepte la bourse d'études à l'étranger que l'école m'a proposée."
Il y a eu un silence, puis un cri de joie à l'autre bout du fil.
"C'est merveilleux, Estelle ! Tu as enfin compris ! Ton avenir est le plus important ! Oublie-les, oublie tout ça ! C'est la meilleure décision de ta vie !"
En raccrochant, je me suis sentie vide, mais aussi étrangement libre. J'ai repensé à mon enfance. J'étais leur fille biologique, mais ils m'avaient abandonnée à la naissance, me laissant dans un orphelinat. Ils ne sont revenus me chercher que des années plus tard, non par amour, mais parce qu'ils avaient besoin d'une "compagne de jeu" pour Sophie, la fille qu'ils venaient d'adopter.
Depuis ce jour, ma vie n'avait été qu'une tentative désespérée de gagner leur amour. J'avais excellé à l'école, j'avais obéi à toutes leurs règles tordues, j'avais tout supporté. En échange, je n'avais reçu que du mépris et de la froideur. Sophie, elle, était leur trésor. Manipulatrice et sournoise, elle obtenait tout ce qu'elle voulait en jouant la comédie, en me faisant passer pour la méchante. Mon frère, Louis, était leur complice docile, toujours prêt à participer à mon harcèlement.
Une fois, ils m'avaient promis que si j'obtenais la première place du département, ils organiseraient une grande fête pour annoncer officiellement que j'étais leur fille. J'avais travaillé comme une forcenée. J'avais réussi. Le jour où les résultats sont tombés, je suis rentrée à la maison, le cœur plein d'espoir.
Je les ai trouvés dans le jardin avec Sophie. Elle pleurait.
"Estelle, tu as encore fait pleurer ta sœur," avait dit ma mère d'un ton glacial.
Sophie avait sangloté : "Je suis désolée, Estelle... Je sais que tu voulais cette fête... Mais j'ai raté mon contrôle d'anglais, je suis trop triste pour faire la fête maintenant... C'est ma faute, tout est de ma faute..."
Mes parents l'avaient prise dans leurs bras, la réconfortant, me lançant des regards accusateurs. La fête n'a jamais eu lieu.
Aujourd'hui, sous la pluie, tout cet espoir stupide est mort. Ils ne m'aimeraient jamais. Je n'étais pas leur fille. J'étais leur "test".
Eh bien, le test était terminé. Et j'allais enfin commencer à vivre. Loin d'eux.
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