Marc, mon mari, m'a serré la main si fort que j'ai cru qu'il allait la broyer. Son visage, habituellement si calme et maîtrisé, était un mélange de choc et de bonheur absolu.
« Trois... Claire, tu as entendu ? Trois ! »
Il a éclaté d'un rire bruyant et sincère, un rire qui a rempli la petite pièce. Il s'est penché pour embrasser mon front, puis mon ventre, murmurant des mots doux à nos enfants à naître.
En sortant de la clinique, le bonheur nous enveloppait comme une couverture chaude. Nous étions sur un nuage. Restauratrice à succès, mariée à un homme d'affaires prospère et aimant, et maintenant, future mère de trois enfants. Ma vie était parfaite.
En rentrant à la maison, notre grande maison parisienne qui sentait toujours la cire d'abeille et les fleurs fraîches, Léa nous attendait dans l'entrée.
Léa, la fille de Marc, âgée de dix ans. Avec ses grands yeux bleus et ses cheveux blonds coiffés en deux tresses impeccables, elle était l'image même de l'innocence.
« Papa ! Claire ! »
Elle a couru vers nous, ses bras ouverts. Marc l'a soulevée dans les airs, la faisant tourner.
« Ma princesse ! J'ai une grande nouvelle ! »
Léa a regardé par-dessus l'épaule de son père, son sourire figé sur ses lèvres. Elle m'a regardée, et c'est à ce moment-là que c'est arrivé. Pour la première fois.
Sa bouche disait : « C'est quoi la nouvelle ? »
Mais une autre voix, une voix froide et pleine de venin, a sifflé directement dans mon esprit.
Salope. J'espère que tu vas tomber dans les escaliers. J'espère que tu vas mourir.
Le choc a été si violent que j'ai reculé d'un pas, m'appuyant contre le mur pour ne pas tomber. Le monde a tourné autour de moi. La voix était celle de Léa, mais ce n'était pas un son, c'était une pensée. Une pensée pure, claire comme du cristal et noire comme le goudron.
Je l'avais entendue.
J'avais entendu ses pensées.
Marc, ignorant tout, a posé Léa à terre.
« Tu vas avoir des petits frères ou des petites sœurs, ma chérie. Trois ! Claire est enceinte de triplés ! »
Le visage de Léa s'est transformé. Pour Marc, ce n'était qu'une surprise d'enfant. Mais moi, je voyais la panique dans ses yeux, la fureur qui contractait presque imperceptiblement sa mâchoire.
Et les pensées ont déferlé à nouveau, plus fortes, plus haineuses.
Trois ? Trois bâtards pour voler mon héritage ? Pour voler mon père ? Non. Jamais. Je vais les tuer. Je vais te tuer, toi d'abord. Tu vas mourir, comme la dernière fois.
La dernière fois.
Ces mots ont été la clé qui a ouvert une porte scellée au plus profond de mon âme. Un torrent d'images, de douleurs et de souvenirs s'est déversé dans mon esprit, si brutalement que j'ai suffoqué.
Une autre vie. J'étais différente, mais c'était moi. Marc était là, mais différent aussi. Et Léa... Léa était la même. Sa petite main potelée me tendant une pâtisserie, un mille-feuille que j'aimais tant.
« C'est pour toi, belle-maman. Pour te remercier de t'occuper si bien de moi. »
Son sourire était si doux, si convaincant. J'étais enceinte, déjà, dans cette autre vie. Des jumeaux. J'étais si touchée par son geste, si désireuse de construire une famille unie. Alors j'ai mangé. J'ai mangé le poison qu'elle y avait mis.
La douleur a été atroce. Des crampes qui me déchiraient le ventre. Le sang. Mes cris, et le regard de Léa, qui me regardait mourir depuis le seuil de la porte. Pas de peur dans ses yeux. Juste de la satisfaction froide.
Je suis morte. Mes enfants sont morts avec moi.
Je suis revenue à la réalité, le souffle court, la sueur perlant sur mon front. Le papier peint du couloir semblait onduler. Marc était à mes côtés, son visage inquiet.
« Claire ? Ça ne va pas ? Tu es toute pâle. C'est la nouvelle, c'est trop d'un coup ? »
J'ai secoué la tête, essayant de reprendre le contrôle. Mon regard s'est posé sur Léa. Elle me fixait, une lueur de défi dans ses yeux. Elle savait. D'une manière ou d'une autre, elle se souvenait aussi.
Cette fois, je ne serai pas la victime.
Cette fois, je protégerai mes enfants.
J'ai pris une grande inspiration, repoussant la panique. La peur a laissé place à une rage froide, une détermination de fer.
« Marc, » ai-je dit, ma voix étonnamment stable. « Il faut qu'on parle. De l'héritage. »
Marc a froncé les sourcils, surpris.
« L'héritage ? Claire, on vient d'apprendre pour les bébés, ce n'est pas le moment de... »
« C'est exactement le moment, » l'ai-je coupé. « Maintenant que nous allons avoir trois enfants, je veux que les choses soient claires. Je veux que la moitié de tes biens soit mise de côté pour eux, dès maintenant. Dans un fonds en fiducie. Intouchable. »
Le silence est tombé, lourd et tendu. Marc me regardait comme si je venais de parler une langue étrangère. Léa, elle, a laissé tomber son masque d'innocence une fraction de seconde. Ses yeux lançaient des éclairs de haine pure.
Elle veut voler mon argent ! L'argent de ma mère ! Papa ne l'acceptera jamais.
Marc a secoué la tête, déconcerté.
« Claire, je ne comprends pas. Tout ce que j'ai est à nous, à notre famille. Pourquoi cette demande soudaine ? On dirait que tu ne me fais pas confiance. »
« Ce n'est pas à toi que je ne fais pas confiance, » ai-je répondu en regardant Léa droit dans les yeux.
Léa a senti mon regard. Immédiatement, son visage s'est défait et elle a couru se blottir contre les jambes de Marc, le visage enfoui dans son pantalon.
« Papa, » a-t-elle sangloté, sa voix étouffée. « Pourquoi Claire est méchante avec moi ? J'ai fait quelque chose de mal ? »
Marc s'est immédiatement attendri. Il a caressé les cheveux de sa fille, me lançant un regard de reproche.
« Claire, regarde ce que tu as fait. C'est une enfant. »
C'est ça, papa. Défends-moi. C'est une folle.
J'ai serré les poings. Elle était douée. Terriblement douée pour manipuler son père. Mais maintenant, j'avais un avantage. Je pouvais entendre le monstre qui se cachait derrière le visage d'ange.
La guerre était déclarée. Et cette fois, j'étais armée.