Je me souviens de tout. La chaleur des fours, la pression insupportable, et le visage d'Antoine Lefevre, mon ex-compagnon, qui me regardait depuis la première rangée du public. Son regard n'était pas celui d'un amant qui me soutenait, mais celui d'un juge qui avait déjà prononcé sa sentence. À côté de lui, Sophie Martin, sa nouvelle muse, souriait. C'était un sourire de triomphe.
Mon dessert, une création complexe que j'avais mis des mois à perfectionner, s'est effondré au moment de la présentation. Le sucre avait été remplacé par du sel, une erreur impossible pour une chef de mon niveau. Un sabotage.
J'ai perdu le concours. J'ai perdu ma réputation. Humiliée, j'ai glissé sur une plaque de sirop renversée dans ma propre cuisine en rentrant. Ma tête a heurté le coin d'une table en marbre.
La dernière chose que j'ai vue était le reflet d'Antoine dans une casserole en cuivre. Il n'était pas venu m'aider. Il était là pour s'assurer que j'étais finie.
Et maintenant, je suis de retour.
Je me suis relevée, les mains tremblantes. La date sur le calendrier mural m'a confirmé que j'étais revenue trois mois en arrière. Le jour de mon départ pour Paris, où se déroulait le Macaron d'Or.
La sonnette de la porte d'entrée a retenti, stridente.
J'ai ouvert. C'était lui. Antoine.
Il était exactement comme dans mon souvenir, élégant dans son costume coûteux, un sourire charmant plaqué sur le visage. Un sourire qui cachait le pire des venins.
« Camille, tu es enfin prête ? L'avion ne va pas nous attendre. »
Sa voix était mielleuse, mais ses yeux... ses yeux étaient froids. Ils me scrutaient, et j'ai vu une lueur de reconnaissance. Une lueur de haine.
Il se souvenait aussi.
« Qu'est-ce que tu attends ? Bouge-toi. »
Son ton a changé, devenant sec et autoritaire. La façade s'était déjà fissurée.
Dans ma vie passée, j'aurais baissé la tête et me serais excusée pour mon retard. Mais pas cette fois. J'ai soutenu son regard, sentant la colère monter en moi comme une lave brûlante.
« Antoine, » ai-je dit, ma voix étonnamment calme. « Toi aussi. Tu te souviens de tout, n'est-ce pas ? »
Son sourire s'est effacé. Une expression de surprise, puis de fureur pure, a déformé ses traits.
« De quoi tu parles ? Arrête de dire des bêtises et dépêche-toi. Sophie nous attend déjà à l'aéroport. »
Il a mentionné son nom. Sophie Martin. La pâtissière médiocre qu'il avait décidé de propulser au sommet en me détruisant. La femme pour qui il m'avait trahie.
« Je vois, » ai-je murmuré.
Alors, le jeu recommençait. Mais cette fois, je connaissais les règles. Et j'allais les réécrire.
J'ai pris mon sac, le cœur battant à tout rompre. J'ai sciemment laissé mon visage exprimer la tristesse et la confusion. Je devais paraître faible, brisée par sa froideur. C'était la première étape de mon plan.
En montant dans le taxi, j'ai senti ses yeux sur moi. Il devait penser que j'étais toujours la même Camille, celle qu'il pouvait manipuler et écraser à sa guise.
À l'aéroport, l'atmosphère était électrique. Le terminal était bondé de passagers anxieux. Sophie était là, accrochée au bras d'Antoine comme une liane. Elle m'a jeté un regard suffisant.
« Te voilà enfin, Camille. On a failli te laisser. »
J'ai baissé la tête, jouant mon rôle de victime.
« Désolée... »
Antoine a fait un geste dédaigneux.
« Laisse tomber. Allons-y. J'ai réussi à nous faire surclasser. »
Puis, une annonce a retenti dans les haut-parleurs.
« Le vol pour Paris est retardé. De plus, pour des raisons opérationnelles, l'avion sera dérouté vers Lyon pour une escale imprévue. Nous nous excusons pour ce désagrément. »
Un murmure de mécontentement a parcouru la foule. Les gens ont commencé à se plaindre bruyamment.
« Quoi ? Mais c'est inacceptable ! »
« J'ai une correspondance à Paris ! »
« Pourquoi Lyon ? Ça n'a aucun sens ! »
J'ai regardé Antoine. Il avait un petit sourire satisfait. Il avait fait ça. Avec son influence de critique culinaire, il avait fait dérouter un vol entier. Pour Sophie. Probablement pour qu'elle puisse récupérer un ingrédient spécial ou voir quelqu'un à Lyon.
Le chaos autour de nous ne faisait que souligner son égoïsme monstrueux. Il se fichait de ces centaines de personnes, de leurs plans, de leurs vies.
Mon regard a balayé la foule en colère, et c'est là que je l'ai vu.
Assis seul, un peu à l'écart, se trouvait le Chef Édouard Lambert. Mon mentor. Une légende de la pâtisserie française, un ancien chef triplement étoilé qui s'était retiré des cuisines mais restait une figure de proue du jury du Macaron d'Or.
Il avait l'air pâle, visiblement contrarié par le changement de plan. Il tenait sa poitrine, le visage crispé par la douleur.
Dans ma vie passée, je ne l'avais pas remarqué. J'étais trop absorbée par mon propre malheur. Mais aujourd'hui, je le voyais. Et j'ai compris.
Le destin venait de me donner une carte maîtresse.