Leur vie était une succession de missions à haut risque, de balles qui sifflent et d'explosions lointaines, un quotidien anormal qu'ils avaient fini par considérer comme leur normalité.
Après chaque mission, ils avaient leurs rituels. Ils se retrouvaient dans leur appartement sécurisé, un lieu anonyme dans une ville toujours différente. Alexandre nettoyait méticuleusement leurs armes pendant que Sophie préparait un verre. Ce soir-là, l'air était encore chargé de l'odeur de la poudre et de la tension de l'opération qu'ils venaient de conclure avec succès. Assis sur le canapé usé, ils buvaient en silence, le corps d'Alexandre encore vibrant de l'adrénaline. Il la regardait, comme toujours. Sophie, les cheveux noirs coupés courts, le visage aux traits fins et durs, était en train de faire tourner le liquide ambré dans son verre, le regard perdu dans le vide. C'était dans ces moments de calme précaire qu'Alexandre se sentait le plus proche d'elle, une proximité qui était à la fois son plus grand réconfort et sa plus profonde blessure.
Soudain, Sophie a posé son verre sur la table basse avec un bruit sec. Elle s'est étirée, baillant sans se couvrir la bouche.
« Je suis crevée. Je vais me coucher. »
Sa voix était neutre, presque indifférente. Elle s'est levée et s'est dirigée vers sa chambre sans un regard en arrière. C'était toujours comme ça. Elle prenait ce qu'elle voulait de leur relation – le soutien, la protection, la camaraderie au combat – mais ne donnait rien en retour sur le plan personnel. Elle le traitait avec une familiarité brutale, comme un outil fiable ou un meuble confortable, toujours là, toujours utile, mais jamais vraiment considéré.
Alexandre est resté seul dans le salon faiblement éclairé. Il a fini son verre d'une traite, sentant l'alcool brûler sa gorge. Depuis leur adolescence, depuis leurs premières années d'entraînement intense où ils n'avaient que l'un et l'autre, il l'aimait. Un amour secret, patient, qui avait grandi dans l'ombre de leur vie dangereuse. Il s'était toujours dit qu'un jour, quand ils quitteraient enfin le Cercle Noir, il lui avouerait tout. Il rêvait d'une vie normale avec elle, loin des armes et du sang. Une vie où il pourrait enfin être plus que son partenaire, plus que son ombre protectrice. Il attendait le bon moment, mais ce moment ne semblait jamais venir.
Leur nouvelle mission a tout changé. Ils ont été chargés de protéger Marc Fournier, le jeune et richissime héritier d'un empire financier. Il était la cible d'un cartel concurrent et le Cercle Noir avait été payé une fortune pour assurer sa sécurité. Dès la première rencontre, Alexandre a senti un malaise. Marc était charismatique, séduisant, avec une confiance en lui qui frôlait l'arrogance. Il représentait tout ce qu'Alexandre n'était pas : un homme du monde, habitué au luxe et au pouvoir facile.
Et Sophie a été immédiatement fascinée. Alexandre l'a vu tout de suite. Il a vu la façon dont ses yeux, d'habitude si froids et calculateurs, s'adoucissaient quand elle regardait Marc. Il a vu le sourire rare et timide qu'elle lui adressait, un sourire qu'il n'avait jamais reçu en plus de dix ans. Pour la première fois, il a vu de la douceur dans les gestes de Sophie, une tendresse qu'il n'aurait jamais cru possible chez elle. Elle riait à ses blagues, écoutait attentivement ses histoires sur la haute finance, un monde qui leur était totalement étranger.
Un soir, alors qu'ils étaient dans la villa ultra-sécurisée de Marc, ce dernier a demandé à Sophie si elle pouvait lui apporter un verre d'eau. Une demande banale, mais qui violait une de leurs règles fondamentales : ne jamais se séparer du client, ne jamais baisser sa garde. Sophie, sans hésiter, a quitté son poste de surveillance pour aller à la cuisine. Elle a laissé Alexandre seul pour garder un œil sur les moniteurs. C'était une petite entorse au protocole, mais pour Alexandre, ce fut un séisme. Sophie n'avait jamais enfreint une seule règle, pas même pour lui. Pour Marc, elle l'a fait sans même y penser.
À cet instant précis, en voyant Sophie revenir avec le verre d'eau et le tendre à Marc avec un regard presque dévoué, Alexandre a compris. Il a compris avec une clarté brutale et douloureuse. Le désir de Sophie, ses aspirations, ses rêves secrets, rien de tout cela ne lui avait jamais été destiné. Il n'était pas l'homme qu'elle voulait. Il n'était qu'un partenaire, un frère d'armes. La femme qu'il aimait depuis toujours était amoureuse d'un autre. Son monde s'est effondré en silence.
La douleur était si intense qu'elle l'a laissé vide. Toute sa vie, tous ses sacrifices, tous ses espoirs venaient de se réduire en cendres. Il ne pouvait plus rester. Il ne pouvait plus la regarder être avec un autre homme, jour après jour. Il devait partir. Quitter Sophie, quitter le Cercle Noir, quitter cette vie qui n'avait plus aucun sens. C'est alors qu'une vieille idée, une issue de secours qu'il avait toujours repoussée, lui est revenue en mémoire. Une promesse faite à sa famille, une famille qu'il avait fuie pour rejoindre le Cercle.
Il a sorti son téléphone crypté et a composé un numéro qu'il n'avait pas utilisé depuis des années. La voix de son grand-père, autoritaire et vieillissante, a retenti à l'autre bout du fil. Alexandre a pris une profonde inspiration, le cœur lourd mais l'esprit étrangement calme.
« Grand-père, c'est moi, Alexandre. »
Il y eut un silence surpris, puis la voix s'est adoucie.
« Alexandre... »
« À propos de ce mariage arrangé... L'offre est-elle toujours valable ? »
Un autre silence, plus long cette fois. Puis la réponse est tombée, scellant son destin.
« Oui. Elle t'attend. »
Il a raccroché. Il allait épouser Hélène Delacroix, une femme qu'on lui avait décrite comme simple d'esprit, une fille effacée issue d'une famille alliée. C'était sa porte de sortie. Une fuite vers une vie sans amour, mais aussi, il l'espérait, une vie sans douleur.