Le tour de Liliane est venu. Elle est montée sur scène et a chanté une chanson d'amour populaire. Elle avait une jolie voix, c'était indéniable. La foule a applaudi à tout rompre, menée par les cris enthousiastes de Marc.
Puis, ce fut mon tour.
J'ai pris une profonde inspiration et je suis entrée dans la lumière. Le silence s'est fait. J'ai posé mes doigts sur les cordes et j'ai commencé à jouer. La mélodie était une composition personnelle, une pièce douce et mélancolique qui parlait de perte et d'espoir. La musique a coulé, et j'ai fermé les yeux, me laissant emporter, oubliant le public, oubliant Marc.
C'est alors que j'ai senti un regard insistant sur moi. J'ai ouvert les yeux. Ce n'était pas mon visage que Marc fixait, ni même mes mains. Il regardait fixement le chevalet de ma guitare, là où les cordes étaient attachées. Une expression étrange, un mélange de tension et d'anticipation, était peinte sur ses traits. Un frisson désagréable m'a parcouru l'échine. J'ai eu un très mauvais pressentiment.
Et soudain, ce fut le drame.
Clac !
Un son sec et brutal a fendu l'air. La corde de sol, la plus épaisse, venait de se rompre, fouettant le bois de la guitare. La mélodie s'est brisée net.
Un silence de mort est tombé sur la salle. C'était exactement comme dans ma vie passée. Le même incident, le même silence humiliant. Mon cœur s'est serré.
Avant même que j'aie pu réagir, la voix de Marc a retenti, forte et moqueuse.
« Eh bien, on dirait que le matériel n'est pas à la hauteur de l'artiste ! Il est peut-être temps de laisser la place à ceux qui sont vraiment préparés ! »
Des rires ont fusé dans une partie du public, ses amis probablement. Je me sentais rougir de honte et de colère.
Mais cette fois, je n'étais plus la jeune fille effrayée de ma vie antérieure. J'ai relevé la tête.
« Mesdames et messieurs, je vous prie de m'excuser pour cet incident technique », ai-je dit d'une voix qui tremblait à peine. « La guitare a ses caprices. Mais le spectacle doit continuer. Si vous me le permettez, j'aimerais terminer ma performance différemment. »
Marc a bondi de sa chaise.
« C'est contre le règlement ! Elle a eu sa chance, elle a échoué ! Elle essaie de manipuler le jury ! »
Il s'est tourné vers les juges, composés de cadres de l'usine.
« Vous ne pouvez pas la laisser faire ! C'est injuste pour les autres participants, comme Liliane, qui ont tout fait parfaitement ! »
Un des juges, Monsieur Durand, le chef du personnel, a semblé hésiter.
J'ai posé ma guitare avec précaution.
« Le règlement stipule qu'un participant doit effectuer une performance musicale. Il ne précise pas qu'il est interdit de changer d'instrument en cas de force majeure », ai-je déclaré calmement.
Puis, j'ai sorti de la poche de ma veste un petit objet en métal. Un harmonica. Un instrument que j'avais appris à jouer en secret, un vestige de mon père qui en jouait les soirs d'été.
Sans attendre leur permission, j'ai porté l'harmonica à mes lèvres. J'ai repris la mélodie là où elle s'était brisée. Mais le son qui en est sorti n'était plus doux et mélancolique. Il était puissant, plaintif, plein d'une âme brute. C'était le son de cinquante ans de vie, de trahison et de résilience. La musique a empli la salle, captivant l'auditoire. Le silence était total, mais cette fois, il était rempli de respect.
Quand j'ai joué la dernière note, la salle est restée silencieuse une seconde de plus, avant d'exploser en un tonnerre d'applaudissements. C'était plus fort, plus sincère que pour n'importe qui d'autre.
J'ai salué, et mes yeux ont croisé ceux de Marc. Il me regardait avec une haine pure, non dissimulée. Et à cet instant, un souvenir m'est revenu. Dans notre autre vie, quelques jours après mon échec sur scène, je pleurais encore. Il m'avait dit, pour me "consoler" : « Ne t'en fais pas. Ces vieilles guitares, les cordes sont fragiles. Un petit coup au bon endroit avant de monter sur scène, et ça casse à coup sûr sous la tension. »
À l'époque, j'avais trouvé son commentaire technique et froid. Maintenant, je comprenais. Ce n'était pas une observation. C'était un aveu.
Il l'avait fait. Il avait saboté ma guitare. Dans cette vie, et dans la précédente.
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