Camille vivait un rêve éveillé, baignée dans la lumière des projecteurs et l'adoration de l'homme qu'elle aimait plus que tout. Elle se souvenait des nuits blanches passées à ses côtés, à le regarder dessiner, à sentir le crissement du crayon sur le papier comme une promesse d'éternité, leur premier défilé à Paris avait été un triomphe, une consécration de leur amour autant que de leur talent.
Puis tout a basculé, un soir de pluie battante. Un accident de voiture, violent, absurde. Antoine s'en est sorti, mais quelque chose s'était brisé en lui, bien plus profondément que ses quelques fractures. Quand il a rouvert les yeux à l'hôpital, son regard n'était plus le même, il était vide de toute la chaleur qu'elle lui connaissait. La première personne qu'il a demandée n'était pas Camille, mais Sophie, son amie d'enfance, une ombre discrète de leur passé qui avait refait surface. Devant Camille, il a froncé les sourcils, un pli d'incompréhension sur le front.
« Qui êtes-vous ? »
Le cœur de Camille s'est arrêté de battre. L'amnésie, ont dit les médecins, un choc post-traumatique. Il avait tout oublié, leur rencontre, leur passion, les promesses chuchotées dans l'intimité de leur atelier. Pour lui, elle n'était plus qu'une étrangère. Pire, une intruse. Sophie, elle, était là, son visage baigné de larmes de compassion, sa main posée sur celle d'Antoine. Camille a vu dans ses yeux une lueur triomphante qu'elle a tenté de chasser de son esprit.
Le retour à l'atelier a été un cauchemar. C'était leur sanctuaire, le lieu de naissance de leurs rêves, il est devenu son enfer personnel. Antoine, guidé par Sophie, la traitait avec une froideur glaciale, une distance qui la tuait à petit feu. Sophie, sous couvert de prendre soin d'Antoine, prenait un plaisir cruel à l'humilier. Elle dénigrait son travail, critiquait ses idées, la rabaissait devant toute l'équipe qui, mal à l'aise, n'osait rien dire. Antoine la regardait faire, sans un mot, comme si Camille n'était qu'un meuble gênant dans son propre univers. Il l'a bannie de l'atelier, son royaume, lui interdisant l'accès au seul endroit où elle se sentait encore un peu vivante.
C'est dans cette solitude et ce désespoir que Camille a découvert qu'elle était enceinte. Une petite lueur d'espoir au milieu des ténèbres. Peut-être que cet enfant, leur enfant, pourrait ranimer la flamme dans le cœur d'Antoine, lui rappeler qui ils étaient. Tremblante mais déterminée, elle a réussi à obtenir un rendez-vous avec lui, loin du regard de Sophie. Quand elle lui a annoncé la nouvelle, son visage est resté de marbre. Il n'y a eu aucune étincelle, aucune joie, juste un froid polaire. Ses mots sont tombés comme une sentence, nets et cruels.
« Tu vas te débarrasser de cet enfant. Je ne veux pas d'un héritage venu d'une inconnue. »
Elle a cru que le sol s'ouvrait sous ses pieds. Elle a supplié, pleuré, tenté de lui rappeler leurs projets, leurs désirs partagés. Il est resté inflexible, son regard dur comme la pierre. Il l'a attrapée par le bras et l'a traînée lui-même à la clinique, signant les papiers avec une main qui ne tremblait pas. Il a détruit le dernier vestige de leur amour, l'héritage de leur passion, sans un regard en arrière. Anéantie, vidée de toute force, Camille est restée prostrée pendant des jours, le cœur en miettes. Le monde de la mode, autrefois son terrain de jeu, n'était plus qu'un cimetière de souvenirs douloureux.
Un soir, alors qu'elle errait comme une âme en peine près de l'atelier, espérant stupidement un miracle, elle a entendu des voix à travers la porte entrouverte. C'était Antoine et Jean, son plus fidèle collaborateur, celui qui avait toujours été comme un grand frère pour elle. Jean avait l'air bouleversé.
« Antoine, tu ne peux pas continuer comme ça. Ce que tu fais à Camille... c'est inhumain. Sophie est mourante, je le sais, mais ça ne justifie pas de détruire une autre personne. »
La voix d'Antoine était lasse, chargée d'une douleur qu'elle ne lui avait pas entendue depuis l'accident.
« Je n'ai pas le choix, Jean. C'est sa dernière volonté. Elle veut mourir en croyant que je l'ai toujours aimée, elle seule. Elle veut que je la choisisse, que je rejette tout ce qui nous a séparés. J'ai simulé cette amnésie pour elle. Je lui dois bien ça, après toutes ces années. »
Camille a porté la main à sa bouche pour étouffer un cri. Chaque mot était un poignard qui s'enfonçait plus profondément dans son cœur déjà dévasté. Ce n'était pas l'amnésie. C'était un mensonge. Une mascarade cruelle orchestrée pour satisfaire le caprice d'une femme mourante. Toute sa douleur, son humiliation, la perte de son enfant... tout ça pour un vœu. La trahison était totale, absolue. La douleur s'est transformée en une rage froide, une lucidité terrifiante. Il n'y avait plus rien à sauver, plus rien à espérer.
Ce soir-là, Camille a pris sa décision. Elle allait disparaître. Pas seulement de la vie d'Antoine, mais de ce monde qui l'avait broyée. Elle allait se reconstruire, loin de Paris, loin de la mode, loin de cet amour qui n'était qu'un mensonge. Elle a contacté un médecin qu'une amie lui avait recommandé, une femme discrète et bienveillante qui aidait les gens à changer de vie, à obtenir de nouveaux papiers, une nouvelle identité. C'était une solution extrême, radicale, mais c'était sa seule issue.
Elle a rencontré le médecin dans un petit café anonyme. La femme l'a regardée avec une profonde gentillesse.
« Êtes-vous sûre de votre décision, ma chère ? C'est un processus irréversible. »
« Je n'ai jamais été aussi sûre de toute ma vie », a répondu Camille, sa voix dénuée de toute émotion.
« Très bien. Mais ces choses prennent du temps. Il faudra quelques semaines pour tout mettre en place. Soyez patiente. »
Quelques semaines. C'était à la fois une éternité et une promesse de libération. Chaque jour serait une épreuve, mais elle tiendrait bon. C'était le début de sa nouvelle vie, une vie où Camille, la muse d'Antoine, n'existerait plus.