Les Enfers de Camille
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Chapitre 1

Au plus profond des Enfers, une rumeur persistait, transmise de spectre en spectre comme un avertissement solennel. Provoquer Camille, la Reine des Enfers, était une folie, mais une folie à laquelle on pouvait survivre si son époux, Marc, décidait d' intercéder. En revanche, provoquer Marc était une condamnation à mort, sans appel et sans espoir de pardon. Car Marc était l' homme que Camille aimait plus que tout au monde, et sa fureur pour le protéger était légendaire.

Tous les spectres s' en plaignaient, avec un mélange de crainte et de lassitude. « Notre Reine est complètement gaga de son époux, elle le protège comme la prunelle de ses yeux. »

On se souvenait encore de ce jour où, après avoir personnellement anéanti un démon particulièrement retors, elle était revenue, couverte de sang et de poussière, pour se jeter dans les bras de Marc. Elle le serrait contre elle en riant, le visage illuminé d' une joie féroce, et lui promettait de remonter dans le monde des vivants pour lui chasser un renard blanc, bien gras et dodu, afin de lui confectionner une nouvelle cape pour l' hiver. Marc, comme toujours, l' avait simplement regardée avec cet amour infini qui le caractérisait, un amour qui semblait apaiser les flammes mêmes des Enfers.

Mais ce jour-là, à son retour du champ de bataille, tout était différent. Elle n' était pas seule. Elle était blottie tendrement contre un autre homme, un homme vêtu de rouge dont la beauté délicate contrastait avec l' aura sombre des Enfers.

Le Spectre Noir, son plus fidèle lieutenant, avait dû annoncer la terrible nouvelle. La Reine avait été grièvement blessée lors du combat. Elle avait survécu, mais sa mémoire avait été effacée. Elle avait tout oublié. Son royaume, ses pouvoirs, ses ennemis. Et Marc. La seule personne dont elle se souvenait était cet homme en rouge, son ami d' enfance, Julien.

Après sa perte de mémoire, Julien n' avait pas quitté son chevet une seule seconde. Il la soignait avec une dévotion qui forçait l' admiration, lui racontant des histoires de leur enfance, la faisant rire, la protégeant de ce monde qu' elle ne reconnaissait plus. Jour après jour, sous le regard impuissant de Marc, Camille était tombée amoureuse de lui.

La femme dont les yeux n' avaient autrefois brillé que pour Marc avait disparu.

Elle avait oublié leur première rencontre, ce coup de foudre au bord du Pont des Soupirs qui avait défié les lois de la vie et de la mort. Elle avait oublié les efforts insensés qu' elle avait déployés pour le séduire, lui, une simple âme en transit. Elle avait oublié qu' elle lui avait littéralement offert son cœur, une relique de pouvoir immense, pour qu' il puisse vivre à ses côtés et l' aimer en retour. Elle avait oublié avoir défié les décrets célestes, engageant sa propre existence pour lui accorder dix mille ans de vie supplémentaires, juste pour ne pas être seule.

Elle avait chassé Marc du Palais des Enfers, leur foyer, leur sanctuaire. Elle avait permis à Julien de s' y installer, et pire, de l' humilier publiquement.

Et puis, le coup de grâce. Le jour où elle apprit qu' elle portait l' enfant de Marc, un enfant qu' ils attendaient depuis mille ans, un miracle dans ce royaume stérile. Sans une once d' hésitation, elle avait bu une décoction d' herbes amères. Sous les yeux de Marc, leur miracle s' était transformé en une mare de sang sur le sol de marbre noir.

« Camille, ne te souviens-tu vraiment pas de moi ? Ni de notre enfant ? C' est notre enfant, celui que nous avons attendu pendant mille ans ! »

La supplication de Marc était si déchirante que même les gardes spectres, des créatures endurcies par l' éternité, détournèrent le regard, le cœur serré. Mais Camille ne cilla pas. Elle ne lui accorda même pas un regard.

D' un simple geste de la main, elle lança un sort d' immobilisation. Marc se sentit cloué à sa chaise, incapable de bouger le moindre muscle.

« Seul Julien est digne de me donner un enfant, » dit-elle d' une voix glaciale. « Toi, être insignifiant, tu n' es rien ! »

« Je suis celui que tu aimes, Camille, » hurla Marc, la rage et le désespoir se mêlant dans sa voix. « Tu le regretteras quand tu te souviendras, tu le regretteras amèrement ! »

Il luttait, tendant ses muscles jusqu' à la rupture, mais le sort était trop puissant. Camille, agacée par sa résistance, imposa une autre restriction. Une douleur atroce, fulgurante, irradia depuis le bas de son corps, lui arrachant un cri inhumain.

« Ose encore prononcer de telles paroles, et je te détruis ! » menaça-t-elle.

La douleur était insupportable. Il hurla son nom, un cri de pure agonie. « Camille, si forte. »

Indifférente, elle jeta le bol de jade vert qu' elle tenait encore à la main. Le bol se brisa sur le sol. Dans sa chute, il heurta la couronne de jade vert que Marc portait. La couronne, symbole de leur union, tomba de ses cheveux défaits et atterrit dans le sang de leur enfant. Elle se brisa en plusieurs morceaux.

Un voile passa devant les yeux de Marc. Il se souvint, comme dans un rêve fiévreux, du jour où Camille avait appris sa grossesse. Folle de joie, elle lui avait elle-même posé cette couronne sur la tête.

« Mon cher Marc, » avait-elle murmuré, ses yeux brillant d' un amour qui aurait pu faire fondre les glaces éternelles, « je te le jure. Vie après vie, je ne te trahirai jamais. »

Maintenant, l' enfant était parti. La couronne était brisée. Ses vœux s' étaient envolés en fumée.

Il sentit une douleur si vive dans sa poitrine qu' il crut que son cœur se déchirait littéralement. Une saveur métallique envahit sa bouche. Il vomit une grande quantité de sang, puis sa conscience s' éteignit.

Marc ne sut pas combien de temps il resta inconscient. Quand il se réveilla, il était confus, son corps entier une seule et même douleur. À peine avait-il ouvert les yeux qu' il entendit des voix derrière le paravent qui séparait son lit du reste de la chambre. C' était Camille, qui parlait avec le Spectre Noir.

« Votre Altesse, si votre époux apprenait que vous avez feint la perte de mémoire depuis le début, que se passerait-il ? »

Le sang de Marc se glaça dans ses veines. Son cœur cessa de battre. Feinte de mémoire ?!

Un long silence suivit derrière le paravent. Puis, il entendit Camille soupirer, un soupir las et chargé de culpabilité.

« Julien a bloqué une attaque mortelle pour moi sur le champ de bataille. Son âme est sur le point de se dissiper, il ne lui reste qu' un demi-mois à vivre. Il m' aime depuis toujours, mais sachant que mon cœur appartenait à Marc, il s' est contenté de me protéger en secret. Maintenant qu' il va disparaître, son seul et unique souhait est que je l' aime de tout mon cœur pendant ses derniers jours, pour qu' il puisse partir sans regret. »

Sa voix se brisa légèrement.

« Il a risqué sa vie pour moi. Je ne peux pas refuser sa dernière volonté. »

« Pendant ce temps, Marc devra juste endurer un peu. Une fois Julien parti, je retrouverai 'naturellement' la mémoire. Je m' excuserai auprès de Marc, je le compenserai de tout mon cœur, et nous aurons un autre enfant. »

Chaque mot était un coup de poignard. Marc sentit comme si un démon venait de lui arracher le cœur à mains nues. La douleur dans ses entrailles menaçait de le réduire en miettes.

Alors, ce n' était pas une perte de mémoire. C' était une mise en scène. Un stratagème pour satisfaire le dernier vœu de Julien.

Il ne pouvait pas y croire. L' enfer qu' il avait vécu... voir Camille aimer un autre homme, être humilié par Julien, et perdre leur enfant... tout cela faisait partie d' un plan ?

Camille, Camille... Tu n' as peut-être rien à te reprocher envers Julien, mais moi ? Et notre enfant ? Si tu m' aimais vraiment, comment as-tu pu me laisser endurer une telle souffrance ? Comment as-tu pu abandonner si facilement notre enfant, sachant à quel point il est difficile de concevoir dans ce royaume ? Notre enfant, attendu depuis mille ans, n' était-il qu' un pion, un sacrifice sur l' autel du dernier souhait de Julien ?

Son cœur se brisa en mille morceaux. La colère, la tristesse, le désespoir... tout le submergea.

Il resta allongé, immobile, pleurant en silence toute la nuit. Ce n' est que lorsque la lune de sang commença à décliner qu' il essuya ses larmes. Une décision était prise. Froide, irrévocable.

Il se leva, titubant, et se dirigea vers le Pont des Soupirs. C' est là que résidait Madame Mémoire, la gardienne qui préparait la soupe de l' oubli pour les âmes en partance.

En voyant Marc, pâle et chancelant, Madame Mémoire se leva précipitamment et s' inclina.

« Monseigneur ? Que puis-je faire pour vous ? »

La voix de Marc était un tremblement rauque.

« Je veux me réincarner. »

Madame Mémoire le regarda, abasourdie. Sa cuillère faillit lui échapper des mains. Même depuis son pont isolé, elle avait entendu les rumeurs sur la perte de mémoire de la Reine. Elle pensa qu' il agissait sous le coup de la colère.

« Monseigneur, réfléchissez ! Votre Altesse retrouvera la mémoire un jour ou l' autre. Mais si vous entrez dans le cycle de la réincarnation, alors... Marc n' existera plus jamais dans ce monde ! »

Marc secoua la tête, un sourire amer sur les lèvres. Ses yeux étaient emplis d' une détermination vide et glaciale.

« Dans ce monde, Marc n' existe déjà plus. »

Il n' aurait jamais dû rester ici. Il était une âme comme les autres, destinée à boire la soupe et à oublier. C' est Camille qui, par son amour foudroyant, l' avait enchaîné à ce royaume. Son visage, son nom, tout cela aurait dû disparaître depuis longtemps.

Maintenant, il ne voulait plus qu' une chose : partir. Quitter cet endroit de souffrance et ne plus jamais la revoir. Ni dans cette vie, ni dans aucune autre.

Voyant sa résolution inébranlable, Madame Mémoire cessa de le persuader. Elle soupira, le cœur lourd.

« Le chemin de la réincarnation ne s' ouvrira que dans un demi-mois. Vous pourrez revenir à ce moment-là, Monseigneur. »

Marc hocha la tête et s' éloigna, sans un mot de plus. Au bord de la Rivière de l' Oubli, le vent froid soulevait ses vêtements. Sa silhouette était solitaire, brisée, mais résolue.

            
            

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