« Ah, Clément, te voilà enfin ! Je commençais à m'inquiéter. »
Je n'ai rien dit. J'ai juste regardé mon espace de travail, envahi, souillé.
Il a suivi mon regard et a ri.
« Oh, ça ? Sophie a pensé que ce serait plus pratique pour moi d'être ici, au cœur de l'action. Toi, tu peux prendre le petit bureau là-bas, dans le coin. Tu sais, celui à côté des toilettes. »
Mon cœur s'est serré, mais mon visage est resté impassible. Je savais que c'était une provocation. Une de plus.
« Ce dossier est urgent », ai-je dit d'une voix neutre, en désignant une pile de documents sur le coin du bureau. « Il doit être finalisé pour la réunion de 10 heures. »
Marc a agité une main en l'air, dédaigneux.
« T'inquiète, je m'en suis occupé. J'ai tout relu et apporté quelques... améliorations. Sophie a adoré. Elle a dit que j'avais un vrai sens des affaires. »
J'ai serré les poings dans mes poches. Je savais qu'il mentait. J'avais passé toute la nuit dessus, seul, après qu'il m'ait appelé pour me dire qu'il avait une « urgence personnelle ». Son urgence personnelle était probablement de passer la soirée avec ma fiancée, Sophie.
« Laisse-moi voir », ai-je dit, en tendant la main.
Il a retiré le dossier, le serrant contre sa poitrine comme un trésor.
« Pas la peine. C'est bon, je te dis. Fais-moi confiance. Sophie me fait confiance. C'est tout ce qui compte, non ? »
Son sourire s'est élargi. Il voulait me voir craquer. Il voulait que je fasse une scène.
Je me suis retourné.
« Non, Marc. »
Ma voix était basse, mais elle a coupé court à son rire.
« Ce dossier, c'est moi qui l'ai fait. Chaque ligne, chaque chiffre. Toi, tu n'as fait que mettre ton nom dessus. »
Le silence est tombé sur l'open space. Quelques têtes se sont tournées vers nous. Marc a perdu son sourire. Son visage s'est empourpré.
« De quoi tu parles ? T'es malade ou quoi ? J'ai bossé comme un fou là-dessus ! »
J'ai haussé un sourcil.
« Prouve-le. Explique-moi le calcul de la page 12, section B. »
La panique a traversé son regard. Il a ouvert le dossier, a feuilleté les pages frénétiquement, le visage de plus en plus rouge. Il ne savait évidemment pas de quoi je parlais.
C'est à ce moment-là que Sophie est arrivée.
« Qu'est-ce qui se passe ici ? Marc, mon amour, tu as l'air contrarié. »
Elle a complètement ignoré ma présence. Elle s'est approchée de Marc, lui a caressé la joue, son regard plein d'une tendresse étudiée.
Marc s'est immédiatement transformé en victime.
« C'est Clément. Il m'accuse de... de voler son travail. Il essaie de me saboter devant tout le monde. »
Sophie s'est tournée vers moi, et son regard était glacial.
« Clément, je t'ai déjà prévenu. Arrête de harceler Marc. Il travaille d'arrache-pied pour cette entreprise, alors que toi... »
Elle n'a pas fini sa phrase, mais son mépris était clair. Pour elle, je n'étais plus rien. Un employé, un sous-fifre. L'homme qui l'avait sauvée d'un accident de voiture presque mortel deux ans plus tôt, l'homme qui avait fondé cette entreprise de ses propres mains, n'existait plus.
Soudain, Marc a eu un éclair de génie malveillant. Il a attrapé sa tasse de café et, avec un mouvement faussement maladroit, l'a renversée sur les dessins d'une jeune stagiaire qui passait par là.
« Oh, non ! Regarde ce que tu m'as fait faire, Clément ! » a-t-il crié.
La stagiaire a poussé un petit cri en voyant ses planches, fruit de semaines de travail, ruinées.
Plusieurs employés, des fidèles de Marc et Sophie, se sont précipités.
« C'est honteux, Clément ! »
« Toujours à causer des problèmes ! »
« Pauvre Marc, il essaie juste de faire son travail. »
Sophie a fusillé du regard la stagiaire en larmes.
« Ce n'est rien, juste du papier. Nettoyez ça. »
Puis, elle s'est retournée vers Marc avec une douceur écœurante.
« Viens, mon chéri. Laisse ce perdant pathétique. On va prendre un café, tu l'as bien mérité. »
Ils sont partis bras dessus, bras dessous, me laissant seul au milieu du chaos qu'ils avaient créé. Les regards des autres employés étaient un mélange de pitié et de mépris.
Je suis resté immobile un instant, le visage neutre. Puis, je me suis dirigé vers mon nouveau bureau, à côté des toilettes. En passant près de l'ordinateur de Marc, ma sacoche a "accidentellement" heurté le câble d'alimentation. L'écran est devenu noir.
Marc, qui se retournait pour me lancer un dernier regard triomphant, a vu son écran s'éteindre.
« Merde ! Mon ordinateur ! Clément, espèce de... »
J'ai continué mon chemin sans me retourner. À l'intérieur, je souriais. Il pouvait paniquer autant qu'il voulait. Le dossier sur lequel il prétendait avoir travaillé était corrompu. Définitivement. Mais l'original, la version finale et parfaite, était en sécurité sur une clé USB cryptée dans ma poche.
Ce n'était qu'un début. Un tout petit avant-goût de ce qui les attendait.
Je me suis assis à mon nouveau bureau exigu, l'odeur de désodorisant des toilettes flottant dans l'air. J'ai repensé à ce jour, il y a un an, où j'avais signé les papiers. J'avais transféré 90% des parts de l'entreprise à Sophie. Je lui avais dit que c'était pour la protéger, car l'entreprise traversait une phase risquée de restructuration. Si nous faisions faillite, je serais le seul à tout perdre. Elle, elle serait à l'abri.
Elle avait pleuré de gratitude dans mes bras, m'appelant son héros, son sauveur.
Quelques semaines plus tard, Marc Lemaire, son "amour de jeunesse" qu'elle disait avoir oublié, a refait surface. Et tout a changé.
Maintenant, elle allait l'épouser. Elle portait son enfant. Et elle me traitait comme un chien.
Elle pensait que j'étais un idiot sentimental, un simple employé dévoué qu'elle pouvait écraser. Elle ne savait pas que le transfert de parts était assorti d'une clause de réversion, bien cachée dans les annexes juridiques. Une clause qui s'activait en cas de "faute grave" de sa part dans la gestion.
Et des fautes graves, avec Marc, ils en accumulaient chaque jour.
La partie d'échecs ne faisait que commencer. Et j'étais sur le point de dire "échec et mat".