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Heureusement, j'avais de la pâte à préparer. Le pétrissage me calma, me recentra. Mes mains s'activaient sur la pâte souple, étirant, repliant, pressant, absorbant chaque once de tension.
Quinn redescendit alors du logement à l'étage, et nos regards se croisèrent. Je lui adressai un sourire. Je ne pouvais pas lui en vouloir. Elle, au contraire de Lucas, semblait presque... normale.
- Salut, encore, lança-t-elle en prenant place sur le tabouret que Lucas avait laissé vide.
- Salut, répondis-je en hochant la tête.
Elle tapota doucement du bout des doigts sur le comptoir. Son regard glissa vers moi, puis elle détourna les yeux. Quelque chose la travaillait.
Le silence s'étira. Je n'étais pas douée pour ce genre de tension silencieuse, alors je pris les devants.
- Tu as souvent vu Winny avant aujourd'hui ? Ta... grand-mère ?
Elle me regarda.
- Une seule fois. Quand j'avais huit ans. Mon père ne l'apprécie pas beaucoup. - Elle grimaça. - Enfin, ce que je veux dire, c'est qu'ils ne s'entendent pas vraiment.
Je laissai échapper un petit rire.
- Qui ne pourrait pas s'entendre avec Winny ?
Son téléphone vibra. Elle y jeta un œil, puis revint à moi.
- On vient un peu de deux mondes différents, tu vois ?
- Oui... je vois très bien.
Elle fronça les sourcils, me scrutant. Je regrettai aussitôt ma réponse. Ce n'était pas elle, le problème. C'était son frère.
- Je veux dire, toi, tu as l'air sympa. Lui, il a l'air de s'inquiéter plus pour ses mocassins que pour les gens, tu vois le genre. - Je marquai une pause, embarrassée. - Pardon. Je parle trop.
Quinn me regarda avec douceur.
- Lucas n'est pas si mauvais. Il est juste...
Elle se mit à jouer avec une tasse doseuse restée sur le comptoir. Elle recommença à formuler des phrases sans les finir, comme si elle s'interdisait de dire quelque chose qu'elle pensait pourtant très fort.
Je secouai la tête.
- C'est bon. Je comprends. - Je réajustai mes lunettes d'un geste de poignet. - Tu n'as pas besoin de le défendre. Je doute qu'on ait à se reparler un jour.
Elle m'étudia un instant, puis acquiesça sans rien ajouter. Son téléphone vibra à nouveau. Elle baissa les yeux, répondit brièvement.
Je me reconcentrai sur la pâte, savourant la régularité des gestes. Ce que j'aimais dans la boulangerie, c'était ça : le contrôle. Une recette suivie à la lettre menait toujours au même résultat. Un pain chaud, une brioche dorée, une saveur familière. Pas de surprise. Pas de drame.
C'était exactement ce dont j'avais besoin.
- Ton amie Maddie m'envoie un message, lança la voix de Quinn, perçant le fil de mes pensées.
Je levai les yeux vers elle. Elle m'observait.
- Ah bon ? dis-je, intriguée.
- Oui. Elle veut qu'on aille à une fête, ce soir, apparemment.
Je retins un soupir. Maddie ne lâchait jamais.
- Tu comptes y aller ? demanda Quinn.
Je secouai la tête, lasse.
- Non. Je dois garder mon petit frère. Et puis... - Je m'interrompis, ravala la fin de ma phrase. Il était hors de question que je parle de maman. Chaque mot à son sujet rallumait une douleur que je préférais garder enfouie.
Je haussai les épaules, lui offris un sourire de façade.
- Et je suis fatiguée.
Elle me scruta longuement. Je savais qu'elle n'était pas dupe. Mais elle garda le silence. Alors je me remis au pétrissage.
Les bruits de pas sur les marches me sortirent de ma concentration. Winny et Lucas descendirent ensemble, leurs visages tendus trahissant une conversation fraîchement terminée ou un désaccord latent. Je jetai un regard interrogateur à Winny, mais elle balaya ma question muette d'un simple geste, comme pour me dire de ne pas m'en mêler.
- As-tu appelé tes parents pour leur dire que tu es bien arrivée ? demanda-t-elle à Quinn, qui hocha la tête avant de préciser qu'elle avait envoyé un message à sa mère.
Lucas s'éloigna pour aller s'adosser au mur du fond. Il sortit son téléphone et le fixa sans vraiment le regarder. Malgré moi, mon regard revenait sans cesse à lui, happé comme par un champ magnétique. Quinn et Winny étaient plongées dans leur échange, et j'aurais voulu détourner mon attention, l'ignorer, me convaincre qu'il ne m'intéressait pas le moins du monde. Mais une question me taraudait : qu'est-ce qu'un garçon comme lui faisait à Sweet Creek ? Pourquoi l'avait-on expédié dans cette petite ville où le plus grand événement était la foire annuelle de la citrouille ? Il était évident qu'il venait d'un monde plus aisé, qu'il n'était pas d'ici. Quel genre de problème fallait-il pour qu'on l'envoie si loin de tout ce qu'il connaissait ?
- Lucas, tu viens ce soir ? demanda soudain Quinn, m'arrachant à mes pensées.
Il leva les yeux et croisa les miens. Un instant fugace, mais suffisant pour que je sente mon cœur se crisper. Pourquoi est-ce que je le regardais encore ? Je me forçai à me concentrer de nouveau sur la pâte, espérant qu'il n'avait rien remarqué.
- Aller où ? répondit-il en reportant son attention sur Quinn.
- À la fête sur la plage, répondit-elle.
Il lâcha un rire moqueur.
- Une fête ? Plutôt un bal de ferme, non ?
Une chaleur désagréable me monta au cou. Sérieusement ? J'aurais donné n'importe quoi pour pouvoir lui répliquer ce que je pensais réellement, mais mon emploi et ma dignité passaient avant. Alors, je me contentai de mordiller l'intérieur de ma joue.
- Ce sera sympa, Lucas. Et puis, tu veux sans doute rencontrer quelques élèves avant la rentrée, non ? ajouta Winny avec douceur.
Voilà donc une autre nouvelle : il allait intégrer Sweet Creek High. Une raison de plus, peut-être, pour que je poursuive mes études au community college local, même si ce rêve-là s'était effrité depuis longtemps. Depuis que maman n'était plus là. Depuis que je devais m'occuper de Drew.
La tristesse se glissa entre mes côtes. Il fallait que j'arrête de me projeter dans un avenir qui n'avait plus rien de concret. Papa et Drew avaient besoin de moi. Et, au fond, peut-être que j'avais aussi besoin d'eux. Partir n'était pas une option.
- Je ne suis pas là pour longtemps. Mon père finira par revenir à la raison et il viendra me chercher, lança Lucas d'un ton détaché. Pas la peine de sympathiser avec les autochtones.
Il glissa son téléphone dans sa poche, puis son regard accrocha le mien. Mon cœur battit un peu plus fort, et j'ignorai la brûlure sous ma peau.
Par pur réflexe de survie, je détournai les yeux.
- Colt sera là, ajouta Quinn comme si cela pouvait l'inciter.
Il sembla y réfléchir, mais se contenta de hausser les épaules.
- Non. Je vais rester ici.
Vraiment ? Peut-être que je devrais l'encourager à y aller. Tout mais pas lui, pas ici, pas avec moi.
- Tu devrais venir. Franchement, Liam sait toujours organiser des fêtes de folie. C'est inratable.
Je forçai ma voix à devenir aussi douce que du miel, y ajoutant un sourire charmant, de ceux qu'on utilise pour vendre des cookies à un juge sévère.
Lucas plissa les yeux, me détaillant comme s'il essayait de deviner mon véritable motif. J'insistai dans mon sourire, même si j'avais envie de lui tirer la langue.
- Même Charlotte pense que c'est une bonne idée, renchérit Quinn, adoptant elle aussi un ton sucré.
- Elle ? Ça sonne plutôt comme si elle voulait me foutre dehors, répondit-il sans ciller.
Je soutins son regard sans vaciller.
- Bien sûr que non. Elle vient aussi, ajouta Quinn avec un clin d'œil.
Je me tournai vers elle, sidérée. Qu'est-ce qu'elle racontait ?
- Je ne...
- Je peux garder Drew, intervint Winny avec un sourire tranquille.
Je me figeai. - Pardon ? Comment tu sais que je...
- Ton père a appelé pendant que j'étais à l'étage. Il voulait savoir s'il pouvait amener Drew ici ce soir. Apparemment, il est tombé sur une pépite à Buxton et ne peut pas revenir à temps. Je lui ai dit que ça ne posait aucun souci.