Je fixe mon écran, le curseur clignote sur le bouton "Valider".
Bordeaux.
Une nouvelle ville, une nouvelle vie. Loin de Chloé.
Mon cœur est lourd, mais c'est une décision que je dois prendre. Après le bac, nous devions aller ensemble en prépa à Lyon, c'était notre plan, notre rêve.
Mais ce rêve est devenu un cauchemar.
Juste avant de cliquer, des lignes de texte fluorescentes apparaissent devant mes yeux, flottant dans l'air de ma chambre.
« Oh mon dieu, le protagoniste est si cruel ! Il ne voit pas à quel point l'héroïne souffre ? »
« Il va vraiment l'abandonner ? Après tout ce qu'elle a fait pour lui ? »
« Team Chloé pour toujours ! Elle l'aime tellement, c'est évident. »
Ces commentaires. Ils sont là depuis des années, depuis la mort de mon père. Il était pompier volontaire. Il est mort en sauvant la famille de Chloé des inondations.
Depuis, je vois ces messages, comme un chat Twitch qui commente ma vie.
Et ils prennent toujours la défense de Chloé.
Je serre les dents et déplace la souris. Clic.
Confirmation pour l'université de Bordeaux. C'est fait.
Mon téléphone vibre sur le bureau. C'est Chloé.
« Léo ? Tu as validé tes vœux ? On doit confirmer notre logement à Lyon avant ce soir. »
Sa voix est calme, presque distante. Comme toujours.
« J'ai changé d'avis. »
Un silence. Je l'imagine froncer les sourcils.
« Quoi ? C'est une blague ? On en a parlé pendant des mois. »
« Ce n'est pas une blague. Je vais à Bordeaux. »
« Bordeaux ? Mais pourquoi ? C'est à cause de Yanis ? Je t'ai déjà dit que ce qui s'est passé au concert était un accident. »
Un accident. Mon poignet, encore raide dans son attelle, me lance douloureusement. Un souvenir vif de la douleur, du chaos, et de son abandon.
Je me souviens de ce jour, juste avant le bac.
Elle avait insisté pour aller à ce concert à Marseille. Pour "se détendre".
Là-bas, Yanis, ce type qu'elle a rencontré en tutorat, a eu des problèmes. Des dealers le cherchaient.
Pour l'aider à fuir, Chloé m'a poussé violemment. Je suis tombé, mon poignet a craqué contre le béton.
Elle n'a même pas regardé en arrière. Elle a attrapé Yanis par le bras et a disparu dans la foule.
Elle m'a envoyé un message une heure plus tard.
« Désolée. Yanis faisait une crise de panique. J'ai dû le ramener. Tu t'en sors ? »
J'étais à l'hôpital, seul. J'ai passé mes épreuves du bac avec un plâtre, chaque mot écrit était une torture.
Les commentaires flottaient autour du médecin.
« Pauvre Chloé, elle doit être si inquiète pour ses deux garçons. »
« Elle a fait le bon choix, Yanis était en danger de mort ! Léo est fort, il peut se débrouiller. »
Ma force. C'est toujours l'excuse.
« Non, ce n'est pas à cause de Yanis, » je mens. « C'est ma décision. »
« Mais... nos projets ? Le mas ? Cet été ? »
« Je ne peux plus, Chloé. »
Je raccroche avant qu'elle ne puisse répondre.
Mon regard se pose sur une photo sur mon bureau. Moi et Chloé, plus jeunes, souriants. Avant Yanis. Avant tout ça.
Les commentaires reviennent, plus agressifs.
« Quel salaud ! Il lui brise le cœur sans aucune explication ! »
« L'héroïne va tellement pleurer cette nuit. C'est lui le monstre. »
Je ferme les yeux. Le monstre. Peut-être.
Mais je préfère être un monstre libre qu'un saint enchaîné.