Les Immortelles
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Chapitre 4 No.4

II

Le fol espoir

Grande-Bretagne, États-Unis d'Europe, 2120

Comme à son habitude, Thiam se réveilla seule. Cela ne lui avait jamais posé aucun problème, et elle appréciait même la quiétude et l'intimité qui résultaient de sa situation. En quittant son lit, toujours le même depuis sa naissance, il lui sembla que l'air était lourd, que le ciel était bas. Pourtant, le temps était au beau fixe.

Lorsqu'elle descendit les escaliers, elle remarqua comme tous les matins quand elle avait la chance de se réveiller chez elle, cette légère déformation du parquet qui marquait l'endroit. Cet endroit, à la première marche qu'elle foulait chaque jour avant d'aller déjeuner, où une partie de son destin s'était scellée.

Bien sûr, après que sa mère, cette héroïne au cœur de pierre, fut partie, elle s'était vu proposer nombre de familles d'accueil. En effet, si son départ vers les confins célestes avait eu lieu onze mois après l'entrevue qui s'était tenue ce matin de 2098, son départ effectif était intervenu si vite que Thiam n'aurait su dire si l'intervalle se comptait en jours, ou en semaines. De toutes les manières, elle se souvenait que cela revenait au même, compte tenu de son attitude extrêmement fermée vis-à-vis de sa mère pendant cette courte période.

Toutefois, Thiam, partagée entre sa colère et l'amour qu'elle portait à sa mère, que jamais elle n'avait pu lui témoigner avant son départ par orgueil et par déception, avait toujours catégoriquement refusé de quitter la maison. Son refus avait été si formel qu'elle vit, après quelques mois d'une âpreté qu'aucune enfant ne devrait avoir à subir, un couple âgé accepter de s'installer chez elle, afin d'achever son éducation. Les Bontà, originaires de la région d'Italie du Sud, avaient donc investi les lieux pour y vivre une dizaine d'années. Ils s'éteignirent alors heureux d'avoir élevé la fille qu'ils n'avaient jamais été en mesure de concevoir, fiers de lui avoir offert une chance, avec la sensation du devoir accompli et paisibles.

Ce ne fut qu'après, une fois adulte, que Thiam se rendit compte de l'ouverture et de la générosité des Bontà. Avant, durant son adolescence, elle leur faisait régulièrement payer le fait de ne pas être celle qu'elle voulait à ses côtés. La cruauté de la situation, alors que les Bontà avaient toujours été exemplaires, ajoutait à leur grande sagesse, puisque jamais ils n'élevèrent la voix envers Thiam. Ils avaient systématiquement accepté sa rage, qu'ils jugeaient légitime. Il était dur d'être séparé de ses parents pour d'autres raisons que la Mort.

Elle avait ressenti de l'attachement à leur égard. Beaucoup d'attachement. Peut-être même ce que d'aucuns appelleraient de l'amour. Mais la jeune fille avait trop connu la drogue qu'était l'amour maternel pendant neuf ans, pour ne pas ressentir une pointe d'amertume à l'idée que les Bontà n'avaient été que des substituts. Aujourd'hui encore, la cruauté des sentiments de Thiam n'épargnait pas le sort de l'âme des Bontà, et Thiam s'en voulait incontestablement de ne pas les aimer proportionnellement à leur engagement. Cependant, les affres du cœur échappaient à tout contrôle, et la raison ne prenait qu'en partie le pas sur la pureté de l'émotion.

La grande et mystérieuse Pertina trônait toujours dans le cœur de sa fille, et le mystère était venu s'ajouter à l'admiration avec les années, effaçant petit à petit la peine et la rancœur. Ce secret qu'elle était partie cultiver animait même la motivation de Thiam depuis ses vingt ans.

De fait, l'ambition de Thiam avait peu à peu grandi, et s'était muée en obsession. Sa mère avait semé en elle l'excitation de la découverte spatiale, et Thiam, après huit années d'une rare intensité de travail, atteignit l'objectif qu'elle s'était fixé. Elle devint astronaute à son tour.

Tout en faisant abstraction du vent qui venait se heurter aux volets qu'elle avait pris soin de laisser fermés, elle descendit vers la cuisine. Une série d'instructions détaillées à voix haute lui permit d'obtenir son petit-déjeuner prêt à être dégusté en quelques minutes. Son assistant personnel, qui lui facilitait la vie, demeurait depuis de nombreuses années sa seule compagnie. La seule qu'elle acceptait volontiers. Discret, serviable, il disposait de toutes les qualités qu'il n'était pas raisonnable d'espérer d'un homme de chair et d'os.

Ce jour était particulier. En effet, les courriers électroniques s'étaient accumulés ces derniers jours. Ils provenaient tous de la société pour laquelle elle travaillait : Vibaly.

Thiam tenta toutefois de s'octroyer un petit moment de répit avant de penser au travail. Le matin, elle préférait le calme et la sérénité que lui apportaient la musique. Ainsi elle actionna son lecteur vinyle, plaisir ringard et coupable d'un autre temps. Le disque, dont la qualité eût fait frémir n'importe quel humain né autour du XXIIesiècle, se mit à tourner, et le diamant vint se poser doucement contre lui. Dès lors, quelques notes de piano vinrent occuper le salon de Thiam. Son rythme cardiaque s'abaissa après avoir fermé les yeux quelques instants.

Ces secondes de paix étaient les bienvenues, puisque la journée s'annonçait laborieuse, stressante, tout en étant riche d'informations et de promesses. Si les messages qu'elle avait reçus disaient vrai, il était même possible qu'elle vécût un moment critique.

Alors que quelques flûtes venaient mêler leurs joyeuses sonorités à la douceur du piano de Ravel, Thiam souffla profondément et se dirigea vers la salle de bain. Là, elle s'attarda plus longuement que d'habitude sur son reflet, qu'elle trouva d'un coup vieilli.

Qu'il était loin le temps de la promesse d'une jeunesse éternelle ! Qu'elle était loin, cette aventurière passionnée, tête brûlée, aux engagements vains, qui lui avait clamé son amour vingt ans plus tôt ! Pourtant, il lui semblait qu'en ce jour, elle trouverait peut-être de quoi compenser quelque peu cette éternelle déception.

Elle ne parvenait pourtant pas à détester sa mère. Tout le monde aurait pu comprendre que ce fût le cas. De fait, qu'une mère osât abandonner sa fille, si jeune, était de nature à attirer la compassion, et les reproches envers Madame Amicula. Mais ce lien indéfectible qu'elle entretenait avec cette dame qu'elle admirait malgré tout semblait résister à toute forme de pression.

Alors Thiam vit dans ce regard que lui renvoyait son miroir, avec un peu de fatigue et un brin d'anxiété, un immense désarroi. Cette dévoreuse d'innocence qu'était la vieillesse, compte tenu des incertitudes immenses qu'elle apportait, lui apparaissait un peu plus chaque jour comme une ennemie funeste. La seule certitude qu'elle offrait était d'amener avec elle une autre grande dame effrayante et, cette fois, fatale.

Ce chemin mortifère que lui promettaient ses yeux à peine ridés était insupportable à Thiam. Alors que les notes de piano s'enchaînaient avec toujours plus d'entrain, elle se rapprocha de son reflet, et vit un peu plus de l'angoisse que laissait échapper son regard.

Pourtant, il n'y avait aucun doute que Thiam était une belle femme. En effet, ses courbes enchanteresses et son caractère impétueux avaient toujours séduit aussi bien les hommes dans leur tendre naïveté, que les femmes dans leur naïve tendresse. Ses cheveux d'un noir de jais ne semblaient laisser s'échapper aucune lumière, et ses sourcils donnaient toujours une impression de mécontentement.

Thiam enleva alors sa nuisette, et se dirigea, libérée, vers la douche. Elle commença à faire couler l'eau sur sa peau impréparée à une telle fraîcheur, et laissa échapper un petit cri de surprise. Quelques secondes plus tard, elle laissait bien plus volontiers l'eau s'écouler le long de son échine.

Thiam réservait toujours le moment de la douche à une intense réflexion. Elle ne comptait plus les décisions prises ainsi, confortablement penchée contre la paroi de sa douche, une eau chaude laissant échapper une vapeur épaisse glissant de ses épaules à ses chevilles avec souplesse.

Ce matin, elle avait cependant du mal à penser. Il lui arrivait de sentir que son esprit était obstrué, et elle le sentait en ce moment même.

Elle pouvait seulement se revoir jeune diplômée, prête à s'entraîner pour une mission spatiale. Il lui avait fallu une grande force de caractère pour s'engager dans cette voie. En effet, et c'est une des raisons qui adoucissaient son jugement envers sa mère, l'échec apparemment cuisant de la mission qu'elle avait menée avait fait s'écrouler les vocations autant que les investissements dans le domaine. D'autres priorités avaient semblé prendre le pas sur les ambitions interstellaires.

L'ESA, qu'elle tenait pour responsable indirect de la brisure qu'avait constituée le départ de sa mère, avait mis la clé sous la porte. Cela ne l'attristait guère. Les Africains, les Chinois, et les Américains, déjà affaiblis vingt ans auparavant, avaient tous revu leurs ambitions à la baisse. Chacun était occupé à gérer la montée inextricable des eaux, et autres questions qui menaçaient aussi bien les Hommes que leur futur. Ce climat incertain aurait dû pousser les superpuissances à poursuivre leurs efforts vers les étoiles, dans l'espoir de trouver un nouveau chez-soi. Cependant, un échec suffit parfois à refroidir quelques ardeurs, et la conjoncture enterre souvent certaines velléités, malgré la volonté des Hommes.

Malgré tout, tous n'avaient pas renoncé à la conquête des étoiles. Si les États s'étaient tant affaissés qu'ils parvenaient à peine à subvenir aux besoins de leurs citoyens, il demeurait certains groupes privés qui parvenaient à subsister. Mais même ces derniers ne faisaient guère plus que cela, puisqu'eux-mêmes se trouvaient sous le joug d'une seule et même entité. Thiam avait choisi la paradoxale liberté de signer pour cette dernière.

            
            

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