Manon est dans un lit d'hôpital en Suisse, dans un état végétatif. Elle est la raison pour laquelle j'ai abandonné ma vie à New York, pour laquelle je vis dans une chambre de bonne de 9m² alors que mon père possède la moitié de l'avenue Montaigne. Pour elle, je suis devenue Chloé, une étudiante en histoire de l'art à la Sorbonne, un peu naïve, follement amoureuse.
Ce soir, c'est le premier test. Un apéro chez Hugo.
J'arrive, une bouteille de Sancerre à la main, un sourire parfaitement étudié sur les lèvres. L'appartement est rempli de ses amis, des jeunes hommes en chemise qui parlent fort de finance et de sport. Et puis, je la vois.
Léa est assise sur l'accoudoir du fauteuil d'Hugo, presque sur ses genoux. Elle est exactement comme sur ses photos Instagram : jean troué, débardeur un peu lâche, un air faussement négligé. Elle me dévisage de haut en bas.
« Alors c'est toi, la nouvelle copine de mon Hugo. »
Sa voix est rauque, un peu vulgaire. Elle ne se lève pas. Elle ne tend pas la main.
Je garde mon sourire.
« Bonjour, je m'appelle Chloé. Enchantée. »
Hugo se lève, un peu mal à l'aise. « Chloé, je te présente Léa, ma meilleure pote. »
Léa rit, un son sec. Elle prend le verre de vin d'Hugo et en boit une grande gorgée, ses yeux fixés sur moi. C'est une déclaration de guerre.
« Meilleure pote, c'est ça. On se connaît depuis le bac à sable, nous. Pas vrai, mon cœur ? »
Elle passe une main dans les cheveux d'Hugo. Il ne la repousse pas. Il rit, flatté.
« Arrête tes conneries, Léa. »
La tension est palpable. Les autres invités nous regardent en silence. C'est exactement ce qu'elle voulait. Me mettre mal à l'aise, me montrer que c'est son territoire.
Elle se tourne vers moi. « Alors, la Sorbonne ? Histoire de l'art ? Ça doit être chiant à mourir. Tu veux devenir quoi ? Guide de musée ? »
Elle se moque ouvertement. Elle me catalogue : "bourge", "coincée", "ennuyeuse". La proie parfaite.
Je réponds avec une douceur désarmante, une pointe de fausse innocence dans la voix.
« Je ne sais pas encore. J'aime juste les belles choses. Mais dis-moi, et toi, qu'est-ce que tu fais dans la vie ? Ça a l'air passionnant. »
Mon regard est sincère. Ma question est polie. Mais c'est un piège. Je sais qu'elle n'a pas de vrai travail, qu'elle vit de ses placements de produits sur Instagram et de la générosité des hommes qu'elle manipule.
Elle est déstabilisée. Son sourire s'efface une seconde.
« Moi ? Je suis libre. Je ne suis pas une petite bourgeoise qui a besoin de papa et maman. »
La voilà, l'attaque attendue. Elle utilise son histoire, celle de la fille des banlieues qui s'est faite toute seule, pour se poser en victime et en héroïne.
Hugo ne dit rien, il semble apprécier la situation, être le centre de l'attention de deux femmes. Sa passivité est la même que celle qui a condamné Manon.
Je baisse les yeux, l'air un peu triste.
« Je suis désolée si je t'ai offensée. Ce n'était pas mon intention. »
Ma soumission la prend au dépourvu. Elle s'attendait à un combat, à des larmes. Je ne lui donne rien. Je la laisse seule avec sa propre agressivité. Les autres invités se détendent, recommencent à parler. J'ai gagné la première manche. Elle a l'air mesquine, et moi, je suis la gentille fille attaquée sans raison.
Je me tourne vers Hugo et lui souris, comme si de rien n'était.
« Ton appartement est très joli, chéri. »
Il me sourit en retour, soulagé. Il est si prévisible.
Pendant que je l'aide à servir le vin, j'entends Léa murmurer à un de ses amis en me regardant : « Elle ne va pas faire long feu, celle-là. »
Je continue de sourire. Elle n'a aucune idée de ce qui l'attend.