Dans l'entrée, mon manteau humide est accroché à la patère et mes baskets sales reposent sur le tapis. Les fesses posées sur l'une des chaises de la vaste cuisine chaleureuse, j'apporte une énième bouchée à mes lèvres. Mes grands yeux verts se lèvent en même temps, autant timides que curieux. À l'autre bout de la table, mon hôte me fait face. Ses cheveux d'un noir lustré, qu'il a visiblement séchés avec une serviette puis brossés à la va-vite, sont en quelque peu bataille. Il a aussi changé de vêtements et un nouveau t-shirt gris met toujours en valeur ses impressionnantes épaules. Il est vraiment magnifique... et passionnant. Mon cœur s'accélère et mes joues menacent de rougir chaque fois que je soutiens son intense regard doré. Je ne peux pourtant pas m'empêcher de le faire. C'est vrai, depuis que j'ai mis les pieds à l'intérieur, je bois littéralement ses paroles captivantes. Encore et encore, l'attrait qu'il exerce sur moi domine mon anxiété maladive.
Fourchette et couteau dans ses mains viriles, le colosse découpe habilement la viande sous son nez. Sans jamais me lâcher des yeux, il hypnotise mes tympans avec sa séduisante voix articulée. Il tâche vraisemblablement de me mettre à l'aise en se chargeant de faire la conversation. Jusque-là, il m'a surtout parlé de ses chiens, de son parcours et mode de vie avec eux – un sujet qui a bien sûr suscité mes réponses les plus intéressées. J'ai ainsi appris qu'il a débuté l'élevage d'hybrides il y a une décennie, lorsqu'il a recueilli une portée de louveteaux orphelins à quelques kilomètres d'ici; la chasse aux loups était autrefois pratique courante dans cette épaisse forêt entourant la propriété. Quoiqu'il en soit, au fil des années, sa meute n'a jamais cessé de grandir. Ce qui était d'abord son hobby s'est transformé en sa principale, puis son unique source de revenus... Aujourd'hui, entre diverses activités dont beaucoup d'attelage et l'entretien du chenil, il voue ses journées entières à ses bêtes. Son amour pour ces dernières est d'ailleurs indéniable, ce qui ne fait qu'aggraver mon profond faible pour lui. C'est vrai, malgré son apparence si intimidante de dur à cuire, je perçois la tendresse dont il est capable chaque fois que je le vois câliner son fidèle Chogan. L'animal en question sommeille présentement à ses pieds, toujours aussi sage et discret... Le contraire même de la petite boule de poils que j'ai choisie!
En effet, le fameux chiot de mes rêves se trouve également dans la maison. De toute évidence, il profite à fond de cet excitant privilège en gambadant partout ou en s'amusant bruyamment avec les jouets qu'on lui a donnés. Comme c'est bel et bien mon nouveau toutou, le trentenaire m'a gentiment permis de l'emmener avec nous. Les autres chiens restent toutefois à l'extérieur pour préserver la propreté de la grande demeure, qui est d'ailleurs autant époustouflante en dedans qu'en dehors.
- J'ai adopté mes tout premiers chiens à l'âge de vingt-trois ans, quand je suis déménagé ici. Ma famille ne faisant plus partie de ma vie, j'ai trouvé en eux un peu de compagnie. C'étaient des lévriers irlandais qui, plus tard, ont eu des petits avec les loups que j'ai secourus... Chogan est leur descendant, comme tu l'as deviné.
Tout à coup, je déglutis moins avidement ma bouchée de patates. Je sens mon minois s'assombrir quelque peu et dans ma poitrine, mon cœur empathique me fait soudainement mal. Le beau barbu, dont la mâchoire carrée broie tranquillement la nourriture, me glisse une première information personnelle à son sujet. Celle-ci retient mon attention et pique ma curiosité. Sa famille ne fait donc plus partie de sa vie... C'est aussi mon cas et je sais à quel point une telle chose est douloureuse. Bien sûr, malgré le splendide manoir qu'il habite et son gagne-pain si enviable, je me doutais que son existence n'était pas parfaite. Tout le monde a un passé, des démons. Cela dit, les nôtres se ressemblent peut-être et je ne peux m'empêcher de l'interroger.
- Quel âge as-tu aujourd'hui, Lincoln? Et que s'est-il passé avec ta famille? Pardonne-moi si tu n'as pas envie d'en parler. Je comprendrai...
- Tu peux me poser toutes les questions qui te passent par la tête, mon mignon. Je n'ai jamais invité quelqu'un dans cette maison avant toi, alors crois-moi, j'ai une envie folle de te parler de n'importe quoi.
Ses prunelles ambre et ardentes me couvrent intimement pendant qu'il articule ces mots pour le moins percutants. J'en reste bouche-bée un moment, baissant aussitôt les yeux vers mon assiette désormais à moitié vide. J'aperçois alors ma propre figure aux joues rougies sur les ustensiles en argent qui la reflètent. Mes sourcils sont toutefois froncés, perplexes, et je hausse finalement les épaules avant d'oser parler avec plus de vigueur. Tandis que mes lèvres à l'arc de cupidon prononcé bougent de nouveau, je rétablis même bravement le contact visuel entre nous. J'ignore vraiment ce qu'un homme aguerri et attirant comme lui peut tant me trouver et je commence à en avoir assez!
- Et pourquoi ça? Pourquoi m'avoir invité moi et personne d'autre?
- Comme je l'ai dit, Jamie : tu as quelque chose de spécial.
Les traits virils et naturellement sérieux de mon hôte deviennent presque sévères, comme sa voix qui riposte d'ailleurs du tac au tac. Il hausse ensuite un sourcil sans cesser de me scruter beaucoup trop attentivement. L'un de ses bras herculéens s'étire sur la table. Ce simple geste fait danser ses muscles et ses veines spectaculaires... Il attrape son verre de whisky afin d'en avaler dare-dare une quantité généreuse. Ni une ni deux, mon regard émeraude s'écarquille. De toute évidence, mon air sceptique ne lui plaît pas et surtout, j'ai l'impression qu'il me met au défi de creuser davantage. Il est prêt à m'expliquer exactement ce que j'ai de tellement « spécial » si j'insiste. C'est tout bonnement palpable dans l'atmosphère. En silence, il m'interdit déjà de douter de lui... ou plutôt de moi-même. Pas question de le relancer, sinon je risque de crouler sous l'embarras. Je ne supporte pas les compliments et encore moins s'ils viennent d'un type pareil!
Contre toute attente, mes dents se dévoilent dans un doux sourire débordant d'appréciation. Là-dessus, je mets fin à l'intense échange visuel que j'ai initié pour me concentrer sur mon repas. C'est peut-être pathétique, naïf, mais la manière dont le colosse soutient fermement l'intérêt qu'il me porte me fait chaud au cœur... Rares sont les fois où quelqu'un est parvenu à me convaincre de sa foi en moi. Il vient d'y arriver. Je l'entends maintenant grommeler avec sensualité, apparemment satisfait par ma réaction. Il poursuit finalement.
- J'ai trente-cinq ans. Quant à ma famille, elle était du genre... vieillotte, très traditionnelle. Tu vois ce que je veux dire? Mes parents attendaient certaines choses de moi que je ne pouvais pas leur offrir – enfin, que je ne voulais pas leur offrir. Prendre la relève, me marier avec une femme et avoir des enfants à mon tour... J'ai dû leur faire part que ce destin n'était pas le mien. Ça les a beaucoup déçus et après, plus rien n'était pareil. J'ai choisi de partir.
Brièvement, mon interlocuteur raconte ainsi son histoire qui invoque d'emblée la mienne. Voilà qui efface vite mon sourire, jusqu'à me laisser à la fois sidéré et affligé. Ma gorge se serre douloureusement et mes poumons se compriment, si bien que respirer me devient pénible. Lorsque j'aperçois d'autant plus la tristesse voilant ce magnifique visage de dur à cuire, la compassion me fait souffrir de plus belle. L'or de ses iris n'est plus aussi éclatant et ces derniers s'égarent un tantinet dans le vide, ce qui ne lui ressemble pas. J'ai sur-le-champ envie de le serrer dans mes bras pour lui apporter un peu de réconfort... C'est dans ma nature et j'imagine que même un homme de sa trempe a besoin de tendresse, de temps en temps. Évidemment, je ne le fais pas, mais je m'empresse de lui partager à voix haute ce que je ressens si sincèrement.
- Oh, Lincoln... Je suis profondément désolé d'apprendre ça.
- Allons, allons, gamin... Je me porte très bien, alors je t'en prie, ne fais pas cette tête. Tu me brises le cœur.
À l'autre bout de la table, le titan tâche de me rassurer en ravivant son expression et en m'adressant d'aimables paroles. En effet, des larmes brouillent ma vision pendant que je l'observe gentiment et fixement. Tout à coup parfaitement immobile sur ma chaise, je suis du genre émotif... beaucoup trop émotif. Je déteste ça, pourtant je n'y peux rien. Jamais qui que ce soit ne m'a décrit quelque chose d'aussi familier auparavant et ça me prend aux tripes, point à la ligne. Une question me brûle d'ailleurs les lèvres et j'ai beau boire un peu de cola, n'ayant pas voulu d'alcool, ça ne suffit pas à me faire taire. J'ouvre de nouveau la bouche dès que je dépose mon verre, dans lequel les glaçons tintent.
- Dis-moi, pourquoi « ce destin n'était pas le tien »?
Lincoln s'esclaffe alors doucement et franchement. Ses énormes épaules costaudes vibrent sous l'effet du rire bas et rauque. Avant de daigner répondre, il gratte pensivement sa barbe dense puis termine son assiette en quelques bouchées peinardes. Qu'il est sexy, en plus d'être fascinant et dévoué... Ces minutes silencieuses me permettent de m'apaiser un brin et de me remplir la panse pour de bon. Je l'imite donc, moins calmement cela dit, car ce suspense a de quoi me rendre nerveux. Mon petit corps athlétique est crispé, ce qui ne peut que sauter aux yeux vu ma moulante chemise marine. Le col de celle-ci est d'ailleurs en partie déboutonné, laissant ma gorge bien découverte. On me reluque souvent du coin de l'œil depuis que j'ai retiré mon manteau; c'est le cas en ce moment même! Je manque de souffle pendant un instant et mon rythme cardiaque qui tambourine est loin de s'arranger. Je tâche cependant de savourer ce qu'il reste du souper sans trop m'inquiéter de ce que l'imposant ténébreux me réserve.
Soudain, deux pattes bondissent sur ma cuisse. Je souris aussitôt en posant mon regard plus bas, où se trouve évidemment mon tout nouveau compagnon. Debout contre la chaise, la queue battante, il me contemple avec insistance en penchant la tête d'un côté. Il vient déjà à ma rescousse, ressentant peut-être mon trac et m'apportant son soutien... Il attire ainsi mon attention et sa présence réussit d'emblée à me distraire agréablement. Je me penche alors tout en mastiquant, jusqu'à ce que sa truffe humide et mon nez retroussé se touchent. Mes doigts affectueux encadrent simultanément son irrésistible museau, que je gratouille volontiers. Comme les noms amérindiens portés par la meute de Lincoln m'ont inspiré sur-le-champ, j'ai décidé d'en rechercher un pour mon propre chien-loup... Il me tarde de m'y mettre! Je veux un truc également unique, superbe et significatif.
Les griffes du chiot retrouvent bientôt le carrelage de la grande cuisine rustique. Apparemment, la fatigue le gagne finalement puisqu'il va se coucher auprès de Chogan. Blotti contre l'immense bête noire, il est vraiment minuscule. Avec cette craquante frimousse triangulaire et cette ravissante fourrure rousse, sa beauté est pourtant sans égal... Plus je le regarde, plus j'en tombe amoureux! Sur ce, mes prunelles balaient la pièce. La tapisserie murale, de couleur crème, imite la brique ici et là. Les meubles sont en bois massif, sculptés artisanalement et ornés de gravures. La surface du plan de travail est faite de pierre claire, naturelle. Une jolie horloge ancienne m'indique qu'il est 20 h. Je serais déjà de retour à la maison avec le toutou si tout s'était passé tel que prévu...
- Alors, c'était à ton goût?
- Oh que oui... Un vrai délice! Merci beaucoup, Lincoln.
- Tout le plaisir est pour moi, mon mignon.
Timide, je souris tant bien que mal dans l'espoir de faire mine de rien. Mes pommettes empourprées trahissent en revanche l'effet que ses moindres compliments me font. Maintenant que mon assiette est vide, je prends une longue gorgée de mon cola froid et pétillant à souhait. En face de moi, mon hôte engloutit pour sa part le reste de son whisky cul sec. Le geste en question me paraît très... déterminé. Il me fixe ensuite plus que jamais, tellement que mon pauvre cœur malmené en loupe quelques battements. Sa voix est toujours profondément chaleureuse et détendue, mais un sérieux incommensurable happe tout à coup sa figure. Cette mystérieuse lueur qui brille constamment dans ses billes ambre décuple en intensité. De vives flammes orangées s'élèvent dans son regard indétachable de mon être... L'atmosphère devient étouffante d'une traite et je me pétrifie lentement sur ma chaise, cette intuition miraculeuse renaissant dès lors dans mon esprit. Quelque chose d'étrange, de fou va de nouveau se produire entre nous. Impossible d'échapper au volcan qui frôle sans arrêt l'éruption. J'ai pénétré cette maison coûte que coûte, en sachant que la bombe exploserait tôt ou tard... Le moment est-il venu?
- Marier une femme ne m'intéressait pas parce que ce sont les hommes qui m'attirent, Jamie. D'ailleurs...
Le verre humide a quitté mes lèvres, pourtant elles demeurent entrouvertes. Mes doigts un peu frêles se resserrent aussitôt autour de ladite boisson gazeuse. Ces mots que Lincoln m'adresse, j'ai l'impression qu'ils pénètrent mes tympans au ralenti... et qu'ils résonnent, encore et encore, dans mon crâne. Je clos fermement les paupières, mes cils épais s'emplissant alors d'eau contre ma peau. De plus belle, je retiens un sanglot qui me lancine la gorge et la poitrine. Bien sûr, je savais déjà qu'il était gay lui aussi, même si je peinais à y croire. Après tout, comment ne pas s'en rendre compte? Il me dévore des yeux depuis que j'ai mis les pieds sur son balcon. Ce qui me surprend – et m'émeut – de la sorte, c'est plutôt la façon dont il l'énonce désormais haut et fort. C'est la réponse rêvée à ma question précédente. C'est ce que je souhaitais viscéralement entendre. Moi, j'ai passé ma vie entière à cacher désespérément ma nature et en avoir honte! Dans un milieu où l'homophobie règne, on ne peut que perdre foi en soi et broyer du noir. C'est donc un véritable choc et par-dessus tout un soulagement monstre de voir un tel homme, reflet de force, d'assurance et de succès, s'assumer ainsi. Le bénéfice moral que j'en tire est indescriptible, mais ce n'est que le début d'une panoplie d'émotions extrêmes ce soir...
En effet, je sursaute au toucher à la fois inattendu, sensuel et pesant du colosse. En une fraction de seconde, j'ouvre grand mon regard écarquillé et toujours mouillé. La tête levée, je constate d'emblée qu'il n'est plus à l'autre bout de la table. Un coude appuyé sur le bois de celle-ci, il est debout juste là, à côté de moi. Il est penché de tout son être vers le mien beaucoup plus petit... J'ignore d'ailleurs comment ce réel titan a pu me rejoindre sans un seul bruit. L'ombre de sa carrure incroyable m'engloutit donc. Son souffle brûlant lèche mon minois abasourdi. À l'aide de ses iris d'or pur, il s'engouffre dans les tréfonds de mon âme tandis que nos nez se frôlent. Il est proche, tellement proche... Chacun de ses traits, endurcis au fil des années et d'une magnificence absolue, s'imprime sur ma rétine brouillée par les larmes. Quant à son odeur incarnant la virilité même, elle gorge mes narines qui s'en exaltent comme s'il s'agissait d'une drogue – la plus addictive de toutes. Sa main calleuse et débordante de chaleur a retrouvé sa poigne sur ma nuque osseuse, pour laquelle elle semble avoir un faible. Un frisson inouï me secoue pendant qu'il m'offre un massage langoureux, inquisiteur. Ses doigts passionnés malaxent ma jeune chair sensible et glissent un tantinet sous ma chemise, entre mes omoplates écrasées contre le dossier... Pour l'amour du ciel!
Du coin de l'œil, je remarque qu'il a empilé nos assiettes vides, mais je devine qu'il ne les apportera pas à l'évier de sitôt. Il a de toute évidence quelque chose de très intime à me dire d'abord. Je ne respire plus, comme si on m'avait enfoncé sous l'eau. Mon organe principal pompe mon sang à un rythme si déchaîné qu'il cause un vacarme insoutenable au creux de mes propres oreilles.
- Je n'ai jamais, au grand jamais, rencontré un gars aussi sublime et adorable que toi. Nom de Dieu! C'est la première fois que je croise de magnifiques yeux verts comme les tiens... Tu es un ange ou quoi? Parce qu'avec cette bouille si parfaite et ce corps d'apollon, on jurerait que tu viens des cieux.
- Oh, je t'en prie, Lincoln...
Ces nouvelles paroles trop nombreuses, trop insistantes, trop percutantes viennent à bout de mes nerfs. Elles donnent le feu vert à mes larmes que je ne peux plus réprimer. Ni une ni deux, ces dernières dévalent et réchauffent davantage mes joues déjà bouillantes. D'habitude, les compliments ne font que m'embarrasser et me laisser incrédule tant je m'estime peu. En revanche, alors qu'ils sortent de cette séduisante bouche entourée d'une barbe sombre, ils me vont droit au cœur. Ils me touchent. C'est vrai, ils sont imprégnés par une sincérité et surtout une intensité qu'il m'est impossible d'ignorer... J'essaie quand même, en suppliant Lincoln d'arrêter à demi-mot et en fermant de plus belle les paupières. Je voudrais aussi baisser la tête ou du moins la détourner, or ma fameuse bouille est emprisonnée par son autre paluche. Son épiderme rugueux couvre ainsi ma mâchoire entière et ses doigts remontent jusqu'à mes pommettes. Autant tendrement qu'inflexiblement, il m'oblige à lui faire face. Du pouce, il essuie avec lenteur démesurée l'eau chaude sur ma peau...
Mon souffle n'est plus le seul hors de contrôle. Le sien l'est aussi. Irrégulier, ardent et avide, il fouette mon visage sans relâche et je crains fort qu'il m'embrasse. Je sens très bien à quel point il en a envie... Je ne le blâme pas, car je suis en proie au même désir indomptable. Me laisser conquérir par ses lèvres de maître, puis me nicher dans ses bras musclés où je trouverai la paix et la sécurité : c'est tout ce que je veux en ce moment. Rien ne m'a autant excité, tenté, interpellé auparavant. C'est vrai, j'ai l'impression voire la conviction qu'il peut guérir mes mille et un maux en un éclair. Je suis sûr que je peux trouver tout ce dont j'ai cruellement manqué, tout ce dont j'ai toujours rêvé, tout ce dont j'ai tant besoin à ses côtés... Mon drôle d'instinct est de retour et cette fois, il me hurle carrément de céder à la tentation. Il m'ordonne d'enfin cesser toute résistance. Je dois me soumettre et me donner corps et âme à cet homme, que je viens pourtant de rencontrer il y a quelques heures. On me jure que ma place dans l'univers est ici, auprès de lui, et que lui faire confiance va de soi. C'est de la folie, de la pure folie, et ça me terrifie!
- Regarde-moi, Jamie. Je suis sérieux, putain. Je n'ai jamais ressenti ça. J'ai trente-cinq ans et pas une seule fois dans mon existence de merde, quelqu'un n'a pu m'attendrir. J'ai toujours préféré rester à l'écart du monde. J'ai toujours été froid, seul... et misérable.
Tout à coup, le colosse délaisse ma nuque. Sa main attrape plutôt le siège de ma chaise, qu'il pivote d'une traite en sa direction. Le geste est indolore, mais un peu brutal et effrayant tellement il est rapide. Voilà qui m'arrache donc un joli sursaut. J'en pousse un vif couinement et contre mon gré, je rouvre aussitôt mes grandes billes vertes pour le moins arrondies. Ma vue larmoyante tombe directement sur son énorme silhouette charpentée. Elle me surplombe dans toute sa splendeur, bien fléchie vers ma personne infiniment inférieure et vulnérable. À travers son t-shirt en coton gris, ses puissants pectoraux sont gonflés à bloc. Ses bras larges comme de satanés troncs d'arbres forment des barrières tout bonnement infranchissables. Leurs veines grouillent presque sous cette épaisse peau bronzée... Martelé par les battements de mon cœur en pleine panique, mon torse diablement menu en comparaison avec le sien est sur le point de fendre. Mes paumes moites, jusque-là clouées sur mes cuisses, plaquent maintenant ses épaules massives. Je pousse péniblement dessus, afin de garder une distance minime entre nous – en vain. Trop fort et surtout trop éperdu, le trentenaire n'a même pas l'air de s'en rendre compte. Ses pupilles sont affreusement dilatées, le noir dominant à présent l'ambre de son regard plus animal qu'humain! Il m'enveloppe de sa chaleur hallucinante, ce qui n'arrange en rien mon souffle difficile. Nos fronts se percutent délicatement. Son haleine virile et alcoolisée menace de se glisser avec fougue dans ma bouche tremblotante si j'ose l'ouvrir, ne serait-ce qu'un brin...
- Pourtant, toi, tu es sorti de nulle part et tu as fait fondre mon cœur de pierre sur-le-champ... Même mes clébards, qui sont inapprochables d'habitude, t'ont tout de suite aimé! C'est dingue, c'est inexplicable, mais c'est comme ça. Ne ressens-tu pas quelque chose d'extraordinaire, toi aussi?
Incapable de soutenir davantage le dramatique contact visuel, je clos une énième fois les paupières de toutes mes forces. Je grimace pendant que Lincoln Blackburn me provoque d'autres sanglots délirants, encore et encore. Non seulement ses paroles sont de plus en plus poignantes, mais sa propre voix devient profondément désespérée... Aucun doute, la vie lui en a fait baver, lui aussi. Cet irréel coup de foudre d'une violence inouïe, nous le ressentons vraisemblablement tous les deux. Lui, en revanche, il est prêt à y succomber volontiers, là tout de suite. Ce n'est pas aussi simple pour moi. A-t-il oublié ce que je suis, ce qu'il me répète lui-même depuis tout à l'heure? Je suis un « gamin », un fichu gamin de vingt ans oui! Fuyant mon homosexualité et les gens en général, je n'ai même jamais eu de copain ni de rapprochement intime quelconque avec un autre mec... Une moue crispée, tourmentée se dessine alors sur mon minois parsemé de quelques grains de beauté. Peu importe le désir qui transforme mon sang en lave, peu importe ce que cette mystérieuse voix intérieure me dicte, je ne peux pas faire ça. Je ne peux tout bonnement pas accepter les avances d'un étranger si aguerri ce soir! La situation sans queue ni tête me dépasse et je suis au bord du gouffre. Le ténébreux s'avance d'ailleurs dangereusement, les poils de sa barbe drue caressant désormais mon épiderme. Mes doigts se contractent dès lors sur sa chair dure comme la pierre.
- Tu es tellement doux, sensible... Je ne suis pas aussi bon, mais je ne te ferai jamais le moindre mal. Je prendrai soin de toi, c'est une promesse. Reste avec moi cette nuit... Je veux tout savoir de toi, Jamie. Je veux que tu me racontes absolument tout.
Soudain, il pince mon menton entre son pouce et son index. Le geste est incroyablement suave et lourd de sens... Sa seconde main glisse derrière mon crâne. Elle câline ma nuque au passage puis se niche avec sensualité au creux de ma tignasse brune, courte et soyeuse. Non seulement je frisonne de plus belle, mais je pousse même un gémissement sans pouvoir m'en empêcher. Le son lascif s'échappe de mes lèvres ainsi entrouvertes, pour aller s'écraser contre celles appâtées de Lincoln... En un éclair, il passe enfin à l'acte. Il franchit les derniers millimètres nous séparant afin de m'embrasser. Le baiser si prometteur n'a pourtant pas lieu : il percute plutôt l'une de mes paumes, qui fait barrière entre nos bouches fébriles. En effet, je bloque de justesse sa tentative effroyablement romantique. Je presse alors très timidement son menton large et poilu, le priant de reculer en silence avant de le faire à voix haute. J'arrive finalement à protester malgré cette surpuissante ambiance à la fois émotive et torride qui m'étouffe. Mon corps surchauffe, mon cœur bat beaucoup trop fort. Mes pensées s'emmêlent à tel point que j'en ai la migraine... Il me faut du répit, sinon je risque de me taper une crise d'anxiété ou de m'évanouir!
- Ça suffit, Lincoln! Arrête, je t'en supplie.
Une éternité, durant laquelle je peine vraiment à respirer, semble s'écouler avant que le colosse daigne bouger de nouveau. Il soupire d'abord franchement par les narines, paraissant tout à coup détendu. Ses mouvements suivants sont bien plus tranquilles, quoique toujours démesurément sensuels et intimidants. Il saisit donc doucement chacun de mes poignets réticents puis les déplace à sa guise, sans la moindre difficulté. Ceux-ci sont bientôt coincés ensemble, entre mes pectoraux qui se soulèvent à un rythme frénétique. À défaut de m'embrasser, il dépose longtemps ses lèvres minces, sèches et viriles sur mon front. Cette fois, je hoquète ma surprise en retrouvant d'emblée la vue. Je découvre directement sa gorge épaisse, dont la pomme d'Adam saille, tendue devant mon nez. Mes cils sont encore inondés, tout comme mes joues rougies à l'extrême. Je ne compte plus les indescriptibles frissons et sentiments auxquels cet homme m'a soumis ce soir, sans ma permission...
- Tu sais, mon ange... Tu devrais suivre ton instinct, pas lui résister.
L'ambre de ses iris pénètre l'émeraude des miens et s'y fixe, comme une ancre au fond de la mer. Sa belle gueule baigne dans un sérieux d'enfer, tandis qu'il emploie des mots qui me laissent... complètement bouche bée, éberlué. Je le contemple alors presque violemment, avec de gros yeux. Il ne bronche pas et mon expression se décompose peu à peu. Mon « instinct »? Comment peut-il dire une chose pareille? Que sait-il du phénomène qui se produit en moi, au juste? Il lit dans les pensées ou ce n'est qu'un hasard? En tout cas, c'est flippant!
- Tu peux me dire où est la salle de bains? S'il te plaît. J'ai besoin d'un moment...
Je bafouille en détournant vite ma bouille meurtrie, pour le moins ébranlé. Tout comme Lincoln, mon dit instinct me sermonne. J'ai l'impression que mon refus d'aller plus loin est affreusement contre nature, alors que c'est pourtant sensé. J'agis en faisant preuve de raison et en écoutant ma tête, mais mon cœur et mes tripes sont en profond désaccord. Putain. J'ai tellement envie de le laisser « prendre soin de moi », comme il me le propose si amoureusement... Aucun doute, rejeter ce formidable coup de foudre est un véritable supplice. Décevoir le séduisant trentenaire, qui vient de me déballer tout ce qu'il ressent sur un plateau d'argent, me fait aussi beaucoup de mal. C'est cependant la meilleure chose à faire, n'est-ce pas? J'ai de quoi me méfier. Cette magnifique déclaration est digne d'un conte de fées. C'est trop beau pour être vrai, sans parler de ce truc ensorcelant qui anime toujours le regard du barbu et flotte dans l'air. Ça me fiche la trouille...
- Bien sûr, Jamie. En haut, la première porte à droite. Prends tout le temps qu'il te faut. Je me ferai patient...
Du revers des mains, j'essuie rapidement et maladroitement les larmes de mon visage. Le titan s'est enfin redressé, me libérant de sa chaleur caniculaire en faisant quelques pas en arrière. Planté juste là, il ne me touche plus et se contente de me scruter attentivement du haut de ses deux mètres. J'ignore ses paroles encore une fois pesantes et m'empresse de me lever à mon tour. Mes jambes sont un peu faibles et instables, mais j'arrive tant bien que mal à marcher. J'entraîne ainsi ma petite silhouette masculine aux épaules affaissées – lilliputienne à côté de cette montagne de muscles bien droite – vers les escaliers.