Il ne se prononce qu'après un long moment durant lequel je l'ai senti me scruter très intensément, une énième fois. Voilà qui ne me fait toujours pas changer d'avis et je lui emboîte le pas quand il quitte finalement le balcon. Son immense dos tout en muscles me saute alors aux yeux et ravaler ma salive m'est presque douloureux tant je suis nerveux... Wow. Quelle armoire à glace. Je remets donc la capuche sur mon crâne afin de me protéger de la pluie. Du genre maladroit, je prends également soin de regarder où je mets les pieds. Je m'évite ainsi une chute gênante pendant qu'on contourne la grande maison ancienne. Dorénavant, presque toute la meute ose venir renifler mes pantalons et j'arrive à caresser plusieurs bêtes. Elles se montrent beaucoup plus amicales depuis que leur maître m'a lui-même accueilli, c'est évident. Leur présence me distrait et me réconforte, particulièrement celle du premier animal qui revient déjà accaparer mes câlins.
- Celui-là s'appelle Nanuq, c'est ça?
- Mmh-hm. Il n'aime personne, d'habitude, mais on dirait qu'il a un faible pour toi. Tu as sans doute quelque chose de spécial.
Un sourire timoré mais ravi se dessine sur mon visage qui s'illumine sur-le-champ. J'en lance un coup d'œil tout brillant à Lincoln, pendant qu'il m'observe maintenant par-dessus son épaule. Il mord sa lèvre inférieure d'une manière peu discrète, juste avant de se concentrer de nouveau à l'avant. Je ne sais pas quoi en penser et porte plutôt attention audit Nanuq, que je couvre tant bien que mal d'affection en marchant. Un bâtiment au look luxueux, que je devine récent contrairement au vieux manoir, apparaît bientôt derrière ce dernier. En bois moderne, il possède un toit métallique et semble construit sur mesure, divisé en trois parties : remise, abri spacieux où est stationné un formidable pick-up ainsi que garage.
- Lui, en tout cas, il n'a de yeux que pour toi...
Cet hybride géant, au poil noir et dur en bataille, récupère tout à coup mon regard fasciné. Bon sang... J'avais presque oublié son existence! Le pas tranquille, il se trouve toujours au côté de l'hercule et me tourne le dos. Il lui arrive de me jeter un coup d'œil intrigué, mais sans plus. Il dégage une loyauté indescriptible que je remarque alors gentiment. Je suis aussi curieux de connaître quelle race de chien on a mêlé au loup pour obtenir un résultat si unique. Sa tête et sa musculature massives laissent deviner qu'il s'agit d'un mâle, en tout cas. D'ailleurs, j'observe une réelle ressemblance entre lui et l'homme duquel il est tant proche... Diablement grand aux prunelles or et au pelage sombre, j'irais même jusqu'à dire que c'est son portrait craché, sa parfaite version canine. Ça fait un peu froid dans le dos!
- C'est l'un des premiers chiens-loups nés ici. Chogan... Qui sait, peut-être que tu réussiras à l'apprivoiser, lui aussi.
- Je l'espère. Il est vraiment magnifique... Il me fait penser à un lévrier irlandais.
- Pas mal, gamin! C'est en plein ça.
Fier, je souris de plus belle tandis que le barbu me couvre d'une œillade cette fois épatée et approbatrice. Il a cette façon de plisser les yeux pour mieux me dévisager et ce drôle de rictus assuré qui lui colle aux lèvres... comme si j'étais une petite créature attendrissante qu'il prenait plaisir à voir aller. C'est alors à mon tour de briser le contact visuel, ressentant une nouvelle vague de gêne me happer. Nous ralentissons simultanément en approchant de la remise. Je flatte le même toutou affectueux encore collé à mes genoux, jusqu'à ce qu'on ouvre grand la porte du bâtiment. En effet, voici le trentenaire aguerri qui se tient tout à coup à côté de celle-ci dans toute sa splendeur. Il est vraiment mouillé de la tête aux pieds... Ses cheveux noirs sont aplatis et dégoulinent toujours abondamment, comme ses fringues qui embrassent son corps incroyablement bâti. Comment ne pas se sentir profondément subjugué devant lui? Après tout, je ne suis qu'un gamin – comme il le dit si bien – haut comme trois pommes. Il me fait signe d'entrer, maintenant l'endroit ouvert d'un bras sous lequel je dois donc passer. Ma gorge se serre pendant que ses biceps veineux saisissent de plus belle mon attention, une fraction de seconde. Nom de Dieu... J'aurais préféré qu'il se recule ou qu'il m'invite simplement à le suivre.
- C'est la pouponnière; il n'y a que les mères et leurs petits là-dedans. Les autres chiens n'entrent pas... Allez, vas-y.
- D'accord. À plus tard alors, Nanuq.
Sur ce, je pénètre très timidement ladite pouponnière sans même avoir à me pencher. Je me sens alors plus minuscule et ridicule que jamais, mais ce que je découvre à l'intérieur allège un peu mon cœur. Derrière moi, on referme la porte et l'éternel crépitement des gouttes d'eau s'atténue enfin. Pendant ce temps, je retire ma capuche et entrouvre la bouche, émerveillé... Des chiots, il y a des chiots partout! Une dizaine au moins, de portées et d'âges différents, ça ne fait aucun doute. Tous ensemble, ils gambadent et s'amusent librement dans cet espace aménagé spécialement pour eux. On a transformé la remise en superbe chenil et eau, viande, jouets et paniers sont à leur disposition. Il y a quelques niches plus intimes, où une chienne allaitante se repose d'ailleurs paisiblement... Ils peuvent aussi sortir dehors à leur guise puisqu'une chatière est installée et permet apparemment l'accès à un enclos extérieur.
- Wow, ça alors! C'est un vrai palace pour chiens!
Ni une ni deux, je pose un genou au sol pour attirer les petites boules de poils vers moi. Certaines se montrent réservées, mais la plupart viennent volontiers à ma rencontre. Jeunes, insouciantes et débordantes d'énergie, elles ont beaucoup d'amour à revendre et qu'une seule envie : jouer! J'éclate de rire quand l'une d'entre elles pose ses pattes sur mon torse afin d'atteindre ma figure, qu'elle lèche et mordille avec vigueur. Ses copains sont déjà en train de fouiller mes poches et de tirer sur mon jean. Je dois carrément les retenir de voler mes effets personnels! De toute évidence, ces irrésistibles fauteurs de trouble se sont éclatés sous la pluie car ils sont diablement sales. J'en ai les mains toutes crasseuses. Cela dit, rien ne peut m'empêcher de les couvrir d'affection et de profiter de ce moment rêvé. Ils sont de toute beauté et en pleine forme, ça saute aux yeux... Je suis alors convaincu que je ne me suis pas trompé en venant ici, que je suis chez un bon éleveur. Il faut d'ailleurs que ce dernier éclaire ma lanterne, car les chiots se ressemblent beaucoup et je ne sais plus lesquels sont disponibles. Je tourne donc la tête par-dessus mon épaule, à la recherche de Lincoln que je veux questionner. C'est seulement là que je réalise que son silence et son regard, par-dessus tout, pèsent. Quelque chose d'intense, de surréel flotte de nouveau dans l'air. Tout en ravalant péniblement ma salive, je le scrute et me demande encore ce qu'il se passe. J'aurais dû partir dès que possible, pas vrai?
Debout juste là, derrière moi, il se tient bien droit. Il est figé comme une statue de pierre et si l'eau imbibant ses vêtements ne coulait pas sur le plancher, je pourrais presque croire que le temps s'est arrêté. Pour ne pas changer, il me dévore des yeux... Du haut de ses deux mètres, je réalise qu'il me surplombe d'un peu trop près et que cette fois, c'est ma silhouette accroupie qui le captive. En effet, ses iris ambre aux flammes toujours dansantes s'accrochent à mon dos, mon fessier, mes jambes... Il ne remarque même pas que je le regarde lui et non les chiens, à présent. A-t-il entendu ce que j'ai dit plus tôt, d'ailleurs? Bon sang. Soudain, j'ai l'impression qu'il m'a laissé passer pour mieux me reluquer de la sorte! Je n'arrive pourtant pas à y croire... Non, non. Tout ça, ça ne peut qu'être dans ma petite tête d'homo. Un homme de sa trempe qui, par miracle, est gay et s'intéresse à un larbin dans mon genre? Certainement pas. Ce sont mes fantasmes refoulés qui partent en vrille!
- Est-ce que ça va, Lincoln? Tu n'as pas froid, par hasard?
Ne sachant pas du tout quoi penser, je marmonne avec appréhension dans l'espoir de le tirer du drôle d'état dans lequel il est. J'ignore l'aura puissante et anormale qui semble encore émaner de lui et me fais croire qu'il est juste un peu bizarre. Après tout, habiter seul au fond des bois auprès d'une meute de chiens-loups doit laisser des séquelles... J'imagine que s'il a choisi cette vie en premier lieu, c'est qu'il n'a jamais été très doué avec les gens, de toute façon – et ça, je peux le comprendre.
- Au contraire... Jamie. Je crève de chaud.
Mon cœur loupe un battement tandis qu'il sort enfin de son apparente transe, interpellé par mes paroles à la fois incertaines et un brin inquiètes. Après s'être engouffré au plus profond de mes prunelles émeraude, il ouvre la bouche et sa réponse pour le moins surprenante me rend muet. Un sourire en coin apparaît ensuite sur son magnifique visage aguerri, pendant qu'il vient me rejoindre d'un pas toujours lent et assuré... La jolie bosse qui enfle naturellement son pantalon me fait alors de l'œil et ni une ni deux, je m'empresse de détourner et baisser la tête. J'attrape aussitôt ce vilain petit toutou gris-brun qui ronge ma chaussure et le serre contre moi, en quête de réconfort. De plus belle, on me couvre de léchouilles qui me distraient tant bien que mal.
- Tiens, la femelle que tu viens de prendre dans tes bras, elle est à vendre.
Le colosse s'installe à mon côté d'emblée, imitant ma position en posant lui aussi un genou par terre. Il est tellement proche que nous nous frôlons au moindre mouvement... Dominé par sa carrure de titan, je suis au bord de la panique tant mon anxiété fait rage. La manière trop suave dont il a prononcé mon prénom résonne sans cesse dans mon esprit sens dessus dessous. Je me souviens d'autant plus de son incroyable chaleur corporelle qui m'atteint, m'enveloppe et m'estomaque dans l'immédiat... Il ne ment pas quand il dit « crever de chaud »!
- Elle aussi, à tes pieds. C'est sa sœur et voilà leur frère, là-bas dans la niche.
- Il a l'air timide.
- Un peu comme toi, pas vrai?
Oups. Le souffle me manque, tout à coup... Je sens mes yeux s'écarquiller et mes joues s'enflammer, ce qui tire un rire bas et rauque à mon voisin trop observateur. Pourtant, je ne tarde pas à m'esclaffer à mon tour – beaucoup moins virilement. Je dépose finalement le jeune animal enjoué qui gigote. Tout en secouant doucement ma bouille meurtrie, j'essuie mes mains nerveuses à même mon jean puis en glisse une dans mes cheveux courts et soyeux. Ils sont en désordre, comme d'habitude, et je les lisse une ou deux fois à l'aide de mes doigts. Une telle remarque a de quoi décupler mon malaise sur le coup, mais il s'agit là d'une simple tentative pour me détendre... Je peux le percevoir dans l'énergie du trentenaire, dont le regard pèse d'ailleurs une tonne en cet instant; il a tout bonnement envie qu'on interagisse. Rien qui ne sorte de l'ordinaire, hein? Au bout d'une éternité, j'ose donc lever le menton afin de le regarder en face et mieux lui répondre. C'est loin d'être facile, mais j'y parviens avec maladresse et sincérité, en faisant preuve d'une gentille ironie pas très convaincante.
- Moi, timide? Je ne vois pas de quoi tu parles!
Je n'ai vraiment rien de très intéressant et pourtant, il penche lentement la tête d'un côté sans jamais cesser de me scruter... comme si j'étais super fascinant. Dans ses yeux plissés, je vois encore cette étrange et intense lueur scintiller. Un sourire amusé, affreusement sexy étire ses lèvres minces et sèches. J'aperçois d'ailleurs ses dents d'une blancheur impeccable entre celles-ci. Bordel... Ce type, il est beau comme un dieu! Je peine à m'habituer à la perfection de ses traits si virils.
- Je suis meilleur avec les chiens qu'avec les gens, je crois.
- Ça, ça me connaît, gamin.
Malgré la gêne qui coule dans mes veines, je ne peux m'empêcher de glousser avec nervosité, mais de bon cœur. En même temps, je rive mon regard vers ce petit mâle un peu farouche dont on vient de parler. J'étire le bras en sa direction pour lui présenter ma main tout en l'appelant tendrement. Ses grandes billes curieuses, qui me guettaient déjà, s'arrondissent sur-le-champ et il dresse la tête. Gris-brun aux oreilles et à la fourrure courtes, c'est le sosie de ses sœurs. Les trois chiots en question sont d'ailleurs tellement craquants que j'ignore comment j'arriverai à choisir parmi eux... Je devine que toutes les autres boules de poils dans la pouponnière sont réservées ou encore trop jeunes pour quitter leur mère.
- Qu'est-ce qui t'amuse, hm?
- C'est juste que... je l'avais un peu deviné.
Je réponds presque craintivement en haussant les épaules, n'ayant surtout pas envie d'offenser l'armoire à glace auprès de moi. Heureusement, le souffle toujours amusé et détendu que j'entends me conforte vite. Ni une ni deux, Lincoln rétorque à travers sa lourde voix sensuelle qui fait vibrer mes tympans... Au même moment, l'animal que j'essaie d'attirer ose enfin m'approcher d'un pas plutôt décidé. En effet, il trotte tout à coup à ma rencontre et je l'encourage davantage dès que je le sens hésiter. Il finit alors par m'atteindre sans trop ralentir et je glisse dès lors mes doigts sur son crâne, que je gratouille chaleureusement.
- Ah! Tu l'avais déjà « un peu deviné » alors... C'est parce que je vis dans un trou perdu avec tous ces clébards et que je t'ai foutu les jetons il y a quelques minutes, c'est ça?
Cette fois, mes épaules sont secouées par un véritable rire. Eh oui... c'est bel et bien ça! Le nouveau venu grimpe maintenant sur mes jambes et je le soulève afin de le blottir, à son tour, contre mon torse svelte. Beaucoup plus délicat que ses frangines, il lève la truffe pour observer et renifler ma figure. Il n'est pas très propre et pourtant, je ne peux lui résister : je couvre son adorable museau de baisers affectueux. Il me rend bientôt ces derniers en battant de la queue. Sur ce, je rétablis timidement le contact visuel avec mon voisin attentif à la scène. Un bras accoudé à son genou surélevé, il caresse lui aussi les toutous d'une main pendante et peinarde.
- Tu sais t'y prendre avec eux... Ça saute aux yeux.
- J'aime les chiens depuis toujours. Je n'étais qu'un enfant et je les avais déjà dans la peau.
- Mmh. Parle-moi un peu des chiens que tu as eus, Jamie.
- Oh, ce sera mon premier. Mes grands-parents ne m'ont jamais laissé en avoir un, alors...
Je m'interromps en réalisant ce que je viens d'apprendre à cet homme. Ça ne fait qu'une demi-heure que nous sommes ensemble et voilà qu'il sait déjà que je n'ai pas été élevé par mes parents... Mon regard s'assombrit aussitôt et je me détourne, mine de rien. Il y a bien sûr une raison pour laquelle je n'ai jamais connu de mère aimante ni de père présent. Mon histoire est tout le contraire d'un conte de fées. À vrai dire, elle m'inspire carrément un film d'horreur... et si ça me fait profondément mal chaque jour d'y penser, la raconter aux gens qui me questionnent m'est encore plus insoutenable. Dans le court moment de silence qui s'ensuit, j'ai d'ailleurs l'impression que cette information a en effet piqué la curiosité du barbu et qu'il a envie de creuser. Il semble toutefois éviter de le faire, poursuivant plutôt notre conversation l'air de rien, lui aussi. La délicatesse dont il fait preuve à mon égard me fait chaud au cœur. Je constate alors que sa personnalité me séduit tout autant que son apparence...
- Vraiment? Tu sais que tu n'y vas pas de main morte avec un hybride?
- Je sais, oui, mais j'ai confiance. Je travaille avec des bêtes de tous genres depuis deux ans déjà. Des spitz, des bergers, des molosses... Quant aux loups, ils me fascinent profondément depuis la nuit des temps. C'est presque une obsession! Du coup, je suis bien renseigné à leur sujet, vraiment.
Là-dessus, je m'esclaffe tout bas pour moi-même. Mon amour pour les loups, ces canidés sauvages dont la beauté n'a d'égal que la dignité et la puissance, frôle la folie. Au fond, je n'ai toujours pas compris ce qui m'interpelle tant chez eux en particulier – car oui, ils suscitent bel et bien quelque chose d'énigmatique en moi. Le monde compte pourtant un nombre infini d'autres espèces formidables... En tout cas, je suis loin d'adopter aujourd'hui un hybride par hasard. Mon envie, mon besoin de me rapprocher de mes fameux animaux préférés va jusque-là.
Tout à coup, je tourne la tête vers le colosse dont je réalise de nouveau le silence soudain. Je découvre vite que ses traits endurcis baignent à présent dans un sérieux insondable. Un sérieux tellement ardent qu'il en paraît mauvais... Mon minois blêmit d'une traite, je le sens. Je m'empresse donc de baisser les yeux sur les chiots en me demandant ce que j'ai bien pu dire de mal. Juste à côté, même son corps pharamineux – trop près du mien menu, vulnérable – me semble anormalement raidi. Nom de Dieu! Ce type est pour le moins déstabilisant et, s'il me porte une attention excessive depuis l'instant où il m'a aperçu, je me rends compte de ma propre sensibilité à ses moindres réactions. Je ne saurais l'expliquer, mais c'est comme si aucun de mes faits et gestes ne lui échappait et vice-versa... Une fois de plus, j'ai l'impression que tout ça est l'œuvre dudit instinct qu'il a créé en moi. Je suis bon pour l'asile, pas vrai?
- C'est quoi ton job?
Ni une ni deux, sa voix chaude et intéressée reprend du service, tandis qu'il redétend déjà son épaisse musculature congestionnée. Avec hésitation, je lui jette alors quelques coups d'œil confus par-dessus mon épaule. Voilà qu'un sourire extraordinairement suave et sécurisant est de retour sur sa belle tronche virile... Eh bien, l'ai-je seulement surpris au milieu d'une intensive réflexion sur je-ne-sais-quoi? Peut-être, mais les questions fusent quand même dans mon esprit. Quelles étaient ses pensées si importantes, hein? Et par-dessus tout, étais-je au centre de celles-ci? Malgré mon état perplexe, je ne tarde pas à ouvrir la bouche pour lui répondre et ainsi poursuivre notre conversation.
- Eh bien, j'ai mon propre salon de toilettage en ville. La formation de quelques mois seulement m'arrangeait et dès que j'ai eu assez de clients pour me le permettre, je suis devenu autonome. Du coup, ça fait un bail que je loue le même petit local dans une animalerie.
- Putain. Pas mal, gamin. Tu as quel âge?
- Vingt ans.
- Wow. Si jeune... Tu étais pressé de voler de tes propres ailes, on dirait.
- Oui, je l'étais...
Cette fois, l'imposant trentenaire aux cheveux noirs m'interroge à demi-mot sur mon inhabituelle situation familiale. Ma gorge se serre et mon cœur se pince, naturellement. Pourtant, je me surprends à lui avouer sur-le-champ qu'un truc clochait à la maison, que je voulais partir le plus tôt possible... C'est d'un ton un brin faible et triste que je lui donne donc raison. Le regard alors vide, je fixe l'un des jeunes chiens à mes pieds, à qui je caresse distraitement les oreilles. Il m'est d'ailleurs toujours impossible de choisir parmi ces petits trésors poilus. C'est vrai, jusque-là, je ne ressens pas de préférence quelconque.
- Tu avais hâte d'avoir un toutou, c'est ça?
- Entre autres!
Lincoln ne s'éternise pas sur ce sujet clairement douloureux. Il me rappelle plutôt que je suis ici pour enfin adopter un mignon sac à puces. Voilà qui chasse d'emblée l'expression morose sur ma figure et rend à l'ambiance un peu de légèreté. L'allure peinarde, il m'exprime ensuite sa confiance tout en étirant le bras vers le même animal que je caresse. Dans le geste, il se penche presque contre moi et son odeur si enivrante accapare de plus belle mes narines... Nos poignets se frôlent d'autant plus, pendant que ses doigts atteignent le crâne du chiot qu'il gratte alors affectueusement.
- Oh, cette petite boule de poils sera entre de bonnes mains, je n'en doute pas.
Là, je reste quelque peu figé, incapable de répondre immédiatement aux paroles sympathiques ni au charmant sourire en coin du colosse. Mon esprit est absent, ailleurs. Mon corps est troublé. En effet, son contact pourtant minime me provoque un joli et agréable frisson qui hérisse le duvet de mon avant-bras... Ça passe inaperçu sous ma manche longue, mais la gêne me ronge plus que jamais. Finalement, l'ambiance est loin de s'alléger même si ma vie personnelle n'est plus sur le tapis! D'ailleurs, la chaleur caniculaire que dégage toujours cet homme n'arrange en rien mes joues bouillantes. J'ai tout à coup du mal à supporter ce léger manteau de printemps. Il fait exprès de se coller à moi comme ça ou quoi? Il m'exhibe son épiderme de rêve, ses membres bâtis en diable et ses veines bien gonflées... Tout chez lui incarne la virilité et la force – l'essence même de mes désirs et fantasmes les plus fous. Contre mon gré, une vague d'excitation purement sexuelle me parcoure soudain et je ne peux qu'en avoir honte.
- Oui, je t'en fais la promesse. J'habite en appartement, dans un duplex, mais on a un super terrain. Je fais aussi beaucoup de sport, alors il aura de quoi se dépenser!
- Tiens, ça, je le savais déjà. Tu m'as tout l'air d'un petit athlète...
Au bout d'une éternité, je parviens à répondre, l'air de rien et à l'aide d'une fausse voix vive et détendue. Ce, dans l'espoir d'ignorer et de surmonter l'intense chimie qui règne entre nous. Il s'agit là d'un échec instantané car mon interlocuteur, lui, préfère apparemment l'amplifier et la savourer... Le compliment carrément sensuel qu'il m'adresse maintenant est d'autant plus accompagné d'un toucher langoureux, celui de sa grande main brûlante et pesante. Elle abandonne tout chien pour plutôt venir se fermer sur ma nuque qui paraît alors fluette, insignifiante. Je suis aussitôt électrisé par ses doigts pressant ma chair avec lenteur et fermeté démesurées. La manière dont il me palpe est intime, voire érotique... De gauche à droite, il secoue même ma silhouette sculptée tout en finesse pour souligner ce qu'il vient de dire. Un autre frisson viscéral saisit ma peau traîtresse et déferle jusqu'à mon bas-ventre trop tendu. Putain de merde. Je n'ai pas l'habitude de jurer, même dans ma propre tête. Mais puisqu'un étranger canon et beaucoup plus âgé semble vraiment en train de me draguer...
Sous le choc, mes yeux verts pour le moins arrondis pénètrent les siens plissés et dorés comme du miel. À la recherche d'une once de bon sens chez ce type, je me retrouve très vite bredouille : il me dévore toujours de son regard affamé, un rictus lubrique fendant sa barbe dense. Je sais sur-le-champ que c'est hors limites et qu'il faut que je m'éloigne, pourtant je peine à le faire. Le fil de mes pensées est de nouveau pris d'assaut par cet instinct, cette force intérieure que je ne peux décrire autrement. Si tout à l'heure, quelque chose me mettait violemment en garde contre Lincoln Blackburn, la peur et la réticence à son égard n'existent désormais plus... ce qui est franchement ridicule en ces circonstances et ce qui ne me ressemble pas du tout, de toute façon! Au contraire, on m'encourage dorénavant à embrasser son contact. On m'encourage, une fois de plus et par-dessus tout, à me soumettre à lui. Oui, encore et encore, mon esprit me répète de « me soumettre à lui ». Me soumettre à lui, en laissant sa voix si rauque et profonde bercer mes tympans... Me soumettre à lui, en laissant ses doigts de maître réchauffer chaque parcelle de mon jeune être... Me soumettre à lui, en le laissant se glisser derrière moi, en le laissant agripper mes hanches toutes petites entre ses mains aguerries... Me soumettre à lui, en le laissant me ruer de coups de reins lascifs jusqu'à l'orgasme, en le laissant me posséder...