En effet, en cet instant, la crainte regagne mon cœur battant à vive allure. Mon fameux instinct réprimande ma désobéissance et on dirait bien qu'il n'est pas le seul. Ne sachant tout bonnement plus quoi faire de ma pauvre peau, je prie le ciel pour que cette folie sans nom s'arrête aussi vite qu'elle a recommencé. C'est ma faute, j'en suis bien conscient; j'aurais dû me barrer dès que j'ai senti un truc clocher entre nous. Pourquoi je ne l'ai pas fait, hein? Quel con!
- Et toi, ça fait longtemps que tu élèves des chiens, Lincoln? C'est fou comme tu es bien installé, ici... Un vrai paradis terrestre!
Sans plus bouger d'un poil, la tête et les épaules basses, je capitule piteusement devant l'armoire à glace. Va-t-il me faire quelque chose, lui en qui j'avais confiance? A-t-il implanté, par un pouvoir qui m'échappe, cette voix surréelle dans mon cerveau? Et si je refuse de suivre ses ordres monstrueusement luxurieux et indécents, se chargera-t-il lui-même de « me soumettre »? J'avais vraiment l'impression qu'il faisait attention à moi... J'entends mon propre souffle fébrile trembloter et pourtant, j'arrive tant bien que mal à ouvrir la bouche. Mes lèvres engourdies par l'incertitude balbutient ainsi péniblement, mais gentiment, ces paroles à travers lesquelles mon désespoir est palpable. La confusion m'anéantit et mon seul réflexe, c'est d'essayer de reprendre notre dialogue si simple et plaisant y a quelques minutes seulement. Au milieu de cette situation tellement bizarre et perturbante, je m'accroche à un peu de normalité. J'ose encore rêver que tout ça ne soit que le fruit de mon imagination, de mon anxiété ou paranoïa maladive...
Plus haut, un bref soupir estomaqué attire finalement mon attention. Je lève mes billes émeraude pleines d'appréhension vers le visage du barbu, que je découvre penché d'un côté. Ses sourcils sont haussés et ses traits relâchés, dans une expression à la fois stupéfaite et attendrie. Toute la sévérité dont il faisait preuve il n'y a qu'une seconde s'est envolée... Cette fois, avec la tête qu'il fait, je peux presque lire ses pensées! Il n'en croit pas ses oreilles. C'est vrai, il a beau rester muet comme une tombe, je l'entends quand même me demander : « tu viens vraiment de dire ça, là tout de suite, gamin »? Il n'a pas tort. Après tout, j'ignore moi-même comment j'ai pu sortir un truc pareil, au moment précis où cette étouffante atmosphère surnaturelle atteignait son apogée – comme un volcan au bord de l'éruption... Je ne regrette pas de l'avoir fait, en tout cas, car la manière dont Lincoln s'esclaffe maintenant a de quoi me rassurer. Si je demeure livide et cloué sur place, je sens bel et bien l'étrange bombe entre nous se désamorcer. Au fond de moi, je sais toutefois qu'elle explosera tôt ou tard...
L'air à présent bien amusé et de nouveau suave, infiniment suave, le colosse sourit de toutes ses dents en glissant une paume sur sa large mâchoire carrée. D'un geste pour le moins songeur, il frotte bruyamment sa barbe du pouce sans jamais me lâcher des yeux. Ces derniers ne sont d'ailleurs plus aussi noirs de désir et effrayants... Ils ont plutôt retrouvé leur intensité précédente, le reflet d'un feu impétueux mais constant, sous contrôle. Au bout d'une éternité, je peux reprendre un peu d'oxygène et de couleur alors qu'il me tourne le dos contre toute attente. En effet, d'une démarche étonnamment tranquille, il s'éloigne de moi. Sa réponse beaucoup trop décontractée me parvient en même temps.
- Une bonne dizaine d'années. Tu sais, tu peux repasser quand tu veux avec le chiot. Il y a un lac grandiose dans la forêt, derrière... Un sacré bel endroit où marcher avec la meute; j'en revenais à peine quand tu es arrivé. Et puis, un peu de toilettage ne ferait pas de mal à mes cabots...
Riquiqui et immobile dans mon coin, je l'observe de mes prunelles encore peureuses pendant qu'il va s'adosser au mur, plus loin. Quand il me refait face, il croise ses énormes bras sur son torse musclé et moulé par le t-shirt humide. Il plie aussi une jambe pour s'appuyer davantage, d'un pied contre le bois derrière lui. À son tour, il fait mine de rien et s'adresse à moi presque tendrement, poursuivant la conversation comme je le souhaitais... Son regard redevenu si attentif et patient à mon égard me couvre de plus belle. Je retrouve déjà la conviction qu'il ne me fera pas le moindre mal et me sens même stupide d'en avoir douté, il y a quelques secondes. Cela dit, l'invitation lourde de sens qu'il m'envoie au passage me rappelle l'intérêt bien réel qu'il me porte... et je n'arrive toujours pas à y croire. C'est donc vrai, ce type-là aime les mecs lui aussi et surtout, il a un faible pour une petite merde dans mon genre? Sérieusement!
N'ayant pas l'intention de donner suite à ses propositions entreprenantes pour l'instant, je baisse plutôt la tête et romps ainsi l'épuisant échange visuel. Les paupières d'autant plus closes, je fourre cinq de mes doigts au creux de ma tignasse que je peigne une lente fois. Je masse ensuite un peu ma nuque endolorie par tout ce stress... Le souvenir d'une paluche virile sur cette même partie de mon corps, tout à l'heure, m'effleure aussitôt l'esprit. L'exquise chaleur et le massage sensuel du toucher en question me manquent malgré moi. Putain... Mes poumons s'emplissent à fond puis je soupire longtemps, à la recherche de mon sang froid et de ma concentration pour enfin choisir un chiot. Après tout, c'est la raison pour laquelle je suis ici et ce devrait être ma principale préoccupation, hein!
- Pardon encore, Jamie. Je ne voulais pas te mettre mal à l'aise.
En me voyant dans cet état, le trentenaire ressent apparemment le besoin de me présenter une autre excuse. Ni une ni deux, sa voix rocailleuse convainc mes tympans : elle est honnête et empreinte par le regret, j'en suis sûr. Mes yeux se rouvrent et dès que j'aperçois son séduisant visage maintenant déchanté, j'ai moi aussi envie de me dire désolé. Je vais jusqu'à penser que j'ai peut-être fait tout un plat de pas grand-chose. Bien sûr, il s'agit d'un étranger de loin mon aîné qui me fait un tantinet rapidement et hardiment la cour... mais ce n'est pas la fin du monde, non plus. J'imagine que la solitude le ronge, ici au milieu de nulle part, et qu'il a perdu sa discrétion à force de vivre qu'avec une meute de chiens-loups. Aucun doute, j'ai réagi brusquement lorsqu'il m'a touché et en y réfléchissant, c'est probablement pour ça qu'il en a fait de même. Quant à l'atmosphère presque insoutenable, ne serait-ce que l'effet qu'un tel homme exerce sur moi – un jeunet timide et inexpérimenté? Cet « instinct » qui me susurre des ordres aussi interdits qu'excitants, est-ce que je me l'invente car je suis incapable d'assumer mes propres idées débauchées?
Je me blâme et m'entête à banaliser la situation, que je sais pourtant inhabituelle. C'est vrai, il y a bel et bien un truc chelou qui flotte toujours dans l'air et par-dessus tout, il y a quelque chose d'extraordinaire qui ne quitte jamais le regard du grand ténébreux. Quelque chose que je ne perçois pas forcément mauvais ni dangereux, mais surréel voire ensorcelant. Plus longtemps je resterai auprès de lui, plus souvent ces folles transes se produiront et prendront le dessus. Je le sais, au fond de moi, et c'est pour le moins flippant... Alors pourquoi je refuse de voir la réalité en face et de partir le plus tôt possible? Pourquoi mon envie viscérale d'apprendre à connaître Lincoln et d'être en sa chamboulante compagnie persiste?
Je ne réponds finalement pas aux dernières paroles du barbu ou à mes propres questions intérieures. En effet, quand je remarque un éclair roux du coin de l'œil, je saisis plutôt l'occasion de changer de sujet. De toute façon, ce que je découvre dans l'immédiat ne peut vraiment pas passer inaperçu! Voici une jeune hybride, dont l'allure incarne un parfait loup sauvage, qui franchit la chatière d'un pas agile. Sa robe flamboyante me saute illico aux yeux. Elle est d'un rouge cerf frappant, charbonnée de poils foncés formant un masque et un manteau typiques.
- Mon Dieu. Elle est à couper le souffle! Je n'ai jamais vu une couleur pareille chez un American Wolfdog...
- Tu l'as dit, gamin. C'est une perle rare. Elle s'appelle Alaqua.
- Je n'y crois pas... Ce sont ses petits?
La femelle va d'abord à la rencontre de son maître bien-aimé, qui l'accueille alors en la flattant fièrement et vigoureusement. À mon grand plaisir, elle m'approche ensuite sans trop de méfiance. Je peux donc câliner son incroyable fourrure si fournie à mon tour, après m'être de nouveau agenouillé par terre. De toute évidence, ladite Alaqua est de nature adorable et fait preuve d'une réelle grâce dans sa manière de me souhaiter la bienvenue. Calme et délicate, elle renifle et lèche mon menton tout en se blottissant contre mes jambes. Elle conquit mon cœur sur-le-champ. Derrière elle, quelques chiots qui partagent sa caractéristique singulière montrent le bout de leur nez. Ils sont tous ravissants, pourtant l'un d'eux saisit mon attention dès que je l'aperçois. Âgé d'environ trois mois, son pelage est encore court mais déjà sublime. S'il est roux lui aussi, sa couleur est pure et non charbonnée, mêlée au blanc et beaucoup plus claire. Il a d'énormes oreilles triangulaires et un long museau fin qui le rendent tout bonnement craquant, irrésistible.
- Tout à fait. Leur père est Nanuq, d'ailleurs.
En moins de deux, la portée entière se retrouve auprès de leur mère et moi-même... sauf le bout de chou qui captive toujours mon regard. Visiblement un peu déstabilisé par toute cette agitation, il est à la traîne et ce n'est que maintenant qu'il s'en rend compte. Il fonce donc tout à coup en ma direction pour vite se rattraper, mais trébuche et tombe maladroitement en chemin. La scène m'arrache un rire spontané et attendri, tandis qu'il se remet sur ses pattes à tire-d'aile et qu'il court de plus belle. Une fois qu'il nous a rejoint, je m'éprends de ses billes bien rondes et vertes comme du thé. Je constate d'ailleurs qu'il est le seul dont le pourtour des yeux et la truffe sont pâles... ce que je trouve d'autant plus spécial et surtout mignon.
- Oh, c'est vrai? Le rêve! Ils sont disponibles?
Au moment où je prends enfin ce fameux toutou dans mes bras, c'est le véritable coup de foudre. Son corps un peu maigrichon – comme le mien – frétille avec joie contre mon torse. La gueule souriante et la queue battante, il me regarde en face avec un amour terriblement contagieux... Ça me donne carrément envie de chialer et des larmes en brouillent ma vision. J'espère alors que je pourrai l'adopter, lui, et rien que lui! Apprendre que son père est Nanuq, ce majestueux chien-loup auquel je me suis attaché dès que j'ai mis les pieds ici, ne fait qu'amplifier mon vœu. Je sais pourtant qu'on ne m'a proposé aucun autre chiot à l'exception des trois premiers et que je risque fort d'être déçu...
- Je comptais tous les garder.
- Ah, évidemment, oui... Je comprends.
Bien sûr que le colosse compte le garder, lui et sa fratrie! À quoi je m'attendais? Il est facile de deviner qu'il ne vendra pas ses meilleurs spécimens et qu'il va plutôt les intégrer à son formidable programme d'élevage. J'essaie d'être raisonnable, mais ça me brise vraiment le cœur... Malgré mes mots pleins de compréhension, ma voix beaucoup trop faible et ma bouille décomposée trahissent mon profond désenchantement. Je n'arrive pas à le cacher et le silence morose qui s'ensuit pèse. Mes prunelles émeraude sont éteintes. Elles refusent de se séparer du petit rouquin, tout comme mes bras autour de son être poilu... Il m'obsède. C'est vrai, le sentiment qu'il m'est destiné me tenaille. Bon sang. J'agis comme un enfant, n'est-ce pas?
- Pour toi, Jamie, en revanche, je pourrais changer d'idée... à une petite condition.
Après s'être esclaffé en douceur, vraisemblablement ému, Lincoln rouvre la bouche et pique d'emblée ma douloureuse curiosité. Ses gros bras sculptés finalement décroisés, il a marché jusqu'à moi tout en prononçant ses paroles éternellement rauques et vibrantes. Ainsi, il me surplombe désormais de près et m'immerge dans son ombre. Je dois donc bien lever la tête afin que nos regards puissent s'ancrer l'un au fond de l'autre... Je ravale péniblement ma salive à travers ma gorge étirée, avant d'oser desceller mes lèvres pour lui répondre avec une incertitude palpable.
- Laquelle?
La beauté de ses iris d'or et de son parfait visage aguerri me subjugue plus que jamais. Il me fixe avec un sérieux romantique sans pareil, tandis qu'il m'offre encore un spectacle impossible à ignorer : celui de sa silhouette titanesque, dont la puissance n'a d'égal que l'érotisme, exhibant ses bosses et ses veines hallucinantes... Il marque une pause, peut-être pour apprécier ce suspense au fil duquel mes joues picotent et rougissent certainement à vue d'œil. L'ambiance s'alourdit déjà d'une traite – un phénomène que je commence à reconnaître, mais pas du tout à apprivoiser. J'ai alors l'impression d'entendre chaque goutte d'eau tomber du ciel, dehors...
Peu importe ce qu'il me réserve, je sais à l'avance que je suis fichu. Je peux le sentir dans mes tripes. Je lui dirai oui, même si c'est insensé et pas qu'à cause du chiot tant désiré. Je lui dirai oui, parce que je le voudrai moi aussi...
- Je n'ai pas envie d'être seul à la maison, ce soir... Mange avec moi. Un délicieux cuissot de chevreuil que j'ai chassé moi-même est en train de cuir dans le four en ce moment même. Tu vas te régaler, je te le promets.