« Quoi ? Amélie, tu es folle ? Disparaître ? Mais pourquoi ? À cause de Jean-Christophe ? »
Les yeux de Manon s'écarquillèrent, l'incrédulité se peignant sur son visage. Elle connaissait Amélie depuis le lycée, avant même que Paris et la Sorbonne ne deviennent sa réalité. Elle connaissait sa force, mais aussi ses blessures.
Leur histoire avait commencé comme un conte de fées improbable. Amélie, la boursière venue de son village, étudiante en histoire de l'art, brillante mais sans relations. Jean-Christophe de Védrines, l'héritier d'une dynastie bordelaise, charismatique, riche à millions. Ils s'étaient rencontrés lors d'un vernissage. Un coup de foudre. Beaucoup doutaient. Une fille modeste et un héritier ? Ça sentait l'arrangement, ou au mieux, une passade. Personne ne croyait à la sincérité de leurs sentiments, surtout du côté de la famille de Védrines.
Jean-Christophe, pourtant, semblait dévoué corps et âme. Il avait bravé les réticences de sa famille. Pour Amélie, il avait nommé une cuvée prestigieuse de leur vignoble "Cuvée Amélie". Il lui avait offert un carnet de croquis rare, ayant appartenu à un maître ancien. Il avait acheté une petite galerie d'art et l'avait mise à son nom. Il finançait des restaurations d'œuvres d'art en son honneur. Des gestes grandioses qui alimentaient les chroniques mondaines et faisaient rêver. Pour elle, il avait même réduit ses voyages d'affaires, préférant passer du temps à Paris ou dans leur château près de Bordeaux.
Après leur mariage rapide, trois ans s'étaient écoulés. En apparence, un bonheur parfait. Jean-Christophe était un mari attentionné, presque trop. Il voulait savoir où elle était à chaque instant, avec qui. Ses appels étaient constants. Ses cadeaux, toujours plus somptueux. Publiquement, on parlait d'un amour fusionnel, idéal. Amélie elle-même s'était laissée prendre au jeu, voyant dans cette possessivité une preuve d'amour. Elle ignorait la surveillance discrète, les questions insistantes posées à ses amis. Pour elle, c'était l'intensité de sa passion.
Puis, la bombe. Un message anonyme. Quelques photos. Jean-Christophe avec une autre femme, Victoire de Courcy. Une amie d'enfance, disait-on. Sur les photos, deux enfants, des jumeaux, qui lui ressemblaient trait pour trait. Amélie sentit le sol se dérober sous ses pieds. Une nausée violente la submergea. Elle s'agrippa au marbre froid de la cuisine, le souffle coupé. La douleur était physique, une crampe brutale au ventre. Son monde venait de s'effondrer. Au même instant, une autre réalité la frappa : le retard de ses règles, la fatigue persistante des dernières semaines. Un test de grossesse acheté en pharmacie confirma ses craintes. Elle était enceinte.
Jean-Christophe la trouva pâle, tremblante. Il se précipita vers elle, l'air affolé.
« Mon amour, qu'est-ce qui t'arrive ? Tu es malade ? »
Il lui prit les mains, glacées. Son regard était plein d'une inquiétude qui aurait pu sembler sincère.
« Parle-moi, Amélie. Dis-moi ce qui ne va pas. »
Mais Amélie ne voyait plus que le mensonge dans ses yeux. Comment avait-il pu ? Pendant trois ans ? Chaque baiser, chaque mot doux, chaque promesse, tout était souillé. Son amour intense, presque obsessionnel, n'était qu'une façade.
Victoire de Courcy. Le nom résonna dans sa tête. Une silhouette du passé bordelais de Jean-Christophe. Une fille de la haute société, belle, arrogante. Amélie se souvenait vaguement d'elle, lors de rares réceptions au début de leur relation. Victoire l'avait toisée avec un mépris à peine voilé. Jean-Christophe, à l'époque, avait pris la défense d'Amélie, allant jusqu'à humilier publiquement Victoire pour une remarque désobligeante. Il l'avait fait avec une telle fureur protectrice qu'Amélie s'était sentie aimée, défendue. Quelle ironie.
Amélie ne voulait pas y croire. Pas complètement. Pas avant de voir les preuves irréfutables. Elle engagea discrètement un détective privé, utilisant l'argent qu'elle avait mis de côté, fruit de petites ventes d'objets d'art qu'elle chinait. Le rapport arriva une semaine plus tard. Détaillé. Accablant. Des dates, des lieux, des photos volées de Jean-Christophe avec Victoire et leurs enfants. Une vie parallèle. Une famille cachée. La douleur la submergea à nouveau, plus forte, plus réelle. Le désespoir la saisit.
Ce soir-là, Jean-Christophe rentra, un immense sourire aux lèvres. Il tenait un petit écrin de velours bleu.
« J'ai une surprise pour toi, mon amour. »
Il l'ouvrit. Un minuscule hochet en argent.
« J'ai parlé au docteur Martin aujourd'hui. Il m'a confirmé. Tu es enceinte, Amélie ! Nous allons avoir un enfant ! C'est le plus beau jour de ma vie ! »
Sa joie était immense, exubérante. Il la serra dans ses bras, la fit tourner. Amélie resta rigide, le cœur glacé. Un enfant. Son enfant. L'enfant de cet homme qui l'avait trahie de la manière la plus abjecte. Elle qui avait eu tant de mal à tomber enceinte, qui avait subi des examens, des traitements. Un miracle, lui avait-on dit. Un miracle empoisonné.
Elle se souvint des discussions houleuses avec la mère de Jean-Christophe. La matriarche des Védrines n'avait jamais vraiment accepté Amélie. Elle lui reprochait ses origines modestes, son manque de "sang bleu". Et puis, il y avait eu cette obsession pour la descendance. "Un héritier pour les Védrines, c'est primordial, ma chère. Espérons que vous soyez fertile." Jean-Christophe l'avait défendue bec et ongles. "Mère, cela suffit ! Amélie est ma femme. Si nous avons des enfants, ce sera quand nous le déciderons. Et sa valeur ne se mesure pas à sa capacité à procréer !" Il avait été si convaincant, si protecteur.
Maintenant, la simple présence de Jean-Christophe lui donnait la nausée. Une nausée bien réelle, qui n'était pas seulement due à la grossesse. Il la regarda, un air attendri.
« Tu as des nausées matinales ? C'est normal, mon cœur. Je vais prendre soin de toi. »
Il lui caressa le ventre. Amélie eut un mouvement de recul imperceptible. Le dégoût la submergeait.
Pourtant, une infime partie d'elle, celle qui avait follement aimé cet homme, s'accrochait à un espoir absurde. S'il rompait avec Victoire. S'il la choisissait, elle et leur enfant. S'il regrettait sincèrement. Jean-Christophe continuait de la couvrir d'attentions, de parler de leur futur bébé avec des étoiles dans les yeux. Il acheta des meubles pour la chambre d'enfant, choisit des prénoms. Amélie observait, partagée entre la haine et un reste d'amour tenace.
L'espoir fut anéanti quelques jours plus tard. Une nouvelle série de photos du détective. Jean-Christophe, Victoire et les jumeaux, souriants, lors d'une fête d'anniversaire pour l'un des enfants. Ils ressemblaient à une famille heureuse, unie. Jean-Christophe tenait la main de Victoire. Un geste tendre, intime. Ce fut le coup de grâce. Amélie comprit qu'il ne choisirait jamais. Il voulait tout. Les deux femmes, les deux familles. Elle ne serait jamais sa seule priorité. La décision s'imposa, froide et tranchante. Elle ne garderait pas cet enfant. Et elle disparaîtrait de sa vie. Pour toujours.